Que raconte l’épisode biblique de « Suzanne et les vieillards » ? Projet de viol, mensonge et abus de pouvoir : comment cette histoire se dénoue-t-elle ?
Le numéro d'aujourd'hui plonge dans le récit biblique de l'agression sexuelle de Suzanne. Mais avant d'entrer dans le texte, commençons en musique avec :
Le texte biblique est assez explicite et violent. Y sont évoqués un projet de viol, un mensonge, une réputation détruite et enfin la lumière de la vérité. Au passage, vous apprendrez même ce qu’est un « lentisque » !
Aujourd’hui, on a décidé de vous faire découvrir un texte peu connu de l’Ancien Testament. Il s’agit d’un récit, et même une narration romanesque. Et comme toutes les histoires, le mieux, c’est tout simplement de la lire par vous-mêmes. On a donc délibérément laissé le texte (presque) en entier.
Il y avait un homme demeurant à Babylone et son nom était Ioachim. Il prit une femme nommée Suzanne, fille de Helcias, très belle et craignant le Seigneur car ses parents, comme ils étaient justes, avaient instruit leur fille selon la loi de Moïse.
Or Ioachim était fort riche et il avait un jardin voisin de sa maison et les Juifs se rassemblaient chez lui parce qu’il était le plus honorable de tous. Et cette année-là furent établis juges deux anciens du peuple. [...]
Or, alors que le peuple s’était retiré au milieu du jour, Suzanne entrait et se promenait dans le jardin de son mari. Et les deux vieillards la voyaient chaque jour entrer et se promener et ils furent enflammés de désir pour elle. Et ils pervertirent leur esprit. [...] Ils étaient donc tous deux blessés d’amour pour elle mais ils ne se découvrirent pas mutuellement leur peine car ils rougissaient de découvrir leur passion, voulant coucher avec elle. Et ils observaient chaque jour avec soin pour la voir et ils se dirent l’un à l’autre :
— Allons donc chez nous car c’est l’heure du déjeuner.
Et, étant sortis, ils se séparèrent l’un de l’autre. Mais, étant revenus sur leurs pas, ils se rencontrèrent et, s’étant demandé mutuellement la raison, ils avouèrent leur passion et alors ils décidèrent en commun du temps où ils pourraient la trouver seule.
Or il arriva, alors qu’ils observaient un jour convenable, qu’elle entra une fois comme hier et avant-hier avec seulement deux jeunes filles, et elle voulut se baigner dans le jardin car il faisait chaud. Il n’y avait là personne hormis les deux vieillards cachés et qui l’observaient. Elle dit alors aux jeunes filles :
— Apportez-moi de l’huile et des onguents et fermez les portes du jardin afin que je me baigne.
Et elles firent comme elle l’avait commandé et elles fermèrent les portes du jardin et elles sortirent par une porte de derrière pour apporter ce qu’elle leur avait ordonné et elles n’avaient pas vu les vieillards parce qu’ils étaient cachés.
Et il arriva que les jeunes filles sortirent et les deux vieillards se levèrent et coururent vers elle et ils dirent :
— Vois, les portes du jardin sont fermées et personne ne nous voit et nous te désirons, donne-nous donc ton consentement et sois à nous. Mais sinon nous témoignerons contre toi qu’un jeune homme était avec toi et que c’est pour cette raison que tu as envoyé les jeunes filles loin de toi.
Suzanne gémit profondément et dit :
— De tous côtés c’est l’angoisse pour moi car si je fais cela, c’est la mort pour moi et si je ne le fais pas, je n’échapperai pas de vos mains. Mais il est meilleur pour moi de tomber entre vos mains sans avoir agi que de pécher devant le Seigneur.
Et Suzanne cria d’une grande voix et les deux vieillards crièrent aussi contre elle. Et l’un, courant, ouvrit les portes du jardin.
Quand les gens de la maison entendirent le cri dans le jardin ils se précipitèrent par la porte de derrière pour voir ce qui lui était arrivé. Et lorsque les vieillards eurent dit leur récit, les serviteurs eurent extrêmement honte, parce que jamais une telle parole n’avait été dite de Suzanne.
Et il arriva que, le lendemain, alors que le peuple était venu chez son mari Ioachim, les deux vieillards vinrent, remplis contre Suzanne de l’intention criminelle de la faire mourir. Et ils dirent devant le peuple :
— Envoyez chercher Suzanne, fille de Helcias qui est la femme de Ioachim.
Et ils envoyèrent. Et elle vint avec ses parents et ses enfants et tous ses proches. Or Suzanne était très délicate et d’une belle apparence. [...]
Et les vieillards dirent :
— Comme nous nous promenions seuls dans le jardin elle est entrée avec deux jeunes filles et elle a fermé les portes du jardin et renvoyé les jeunes filles. Et un jeune homme qui était caché est venu à elle et a couché avec elle. Et comme nous étions dans un coin du jardin voyant l’infamie nous avons couru vers eux et les voyant s’unir nous n’avons pu être maîtres de lui, parce qu’il était plus fort que nous et qu’ayant ouvert les portes il s’est échappé. Quant à elle, après l’avoir prise, nous lui avons demandé qui était ce jeune homme. Et elle n’a pas voulu nous le dire. De cela, nous sommes témoins.
Et la foule les crut en tant qu’anciens du peuple et juges, et ils la condamnèrent à mort.
Mais Suzanne cria d’une voix forte et dit :
— Dieu éternel qui connais ce qui est caché et qui sais toutes choses avant qu’elles n’arrivent, tu sais, toi, qu’ils ont porté contre moi un faux témoignage, et voici que je meurs alors que je n’ai rien fait de ce qu’ils ont criminellement médité contre moi.
Et le Seigneur entendit sa voix. Et comme on la conduisait à la mort, Dieu éveilla l’esprit saint d’un jeune enfant du nom de Daniel. Et il cria d’une voix forte :
— Je suis pur du sang de celle-ci !
Tout le peuple se tourna vers lui et dit :
— Quelle est cette parole que tu dis ?
Et alors qu’il se tenait au milieu d’eux, il dit :
— Êtes-vous ainsi insensés, fils d’Israël ? Sans avoir jugé ni su ce qui est vrai, vous avez condamné une fille d’Israël ! Retournez au tribunal car ils ont porté un faux témoignage contre elle. [...]
Et Daniel leur dit :
— Séparez-les loin l’un de l’autre et je les jugerai.
Quand donc ils furent séparés l’un de l’autre, il appela l’un d’eux et lui dit :
— Homme vieilli dans de mauvais jours ! [...] Maintenant donc si tu l’as vue, dis sous quel arbre tu les as vus parler ensemble.
Et il dit :
— Sous un lentisque.
Mais Daniel dit :
— Justement, tu as menti contre ta propre tête car voici que l’ange de Dieu, ayant reçu la sentence de la part de Dieu, te fendra par le milieu.
Et après l’avoir renvoyé, il ordonna d’amener l’autre et il lui dit :
— Race de Chanaan et non de Juda, la beauté d’une femme t’a trompé et le désir a perverti ton cœur. [...] Maintenant, dis-moi donc sous quel arbre tu les as surpris parlant ensemble.
Et il dit :
— Sous un chêne.
Mais Daniel lui dit :
— Justement, toi aussi tu as menti contre ta propre tête car l’ange du Seigneur attend tenant un glaive pour te couper par le milieu afin de te tuer.
Alors toute l’assemblée cria d’une voix forte et ils bénirent Dieu qui sauve ceux qui espèrent en lui. Puis ils s’élevèrent contre les deux vieillards que Daniel avait convaincus par leur propre bouche qu’ils avaient porté un faux témoignage et ils agirent envers eux comme ils avaient voulu mal agir envers leur prochain. Ils agirent selon la loi de Moïse et ils les tuèrent et le sang innocent fut sauvé ce jour-là.
Et Helcias et sa femme louèrent Dieu pour leur fille Suzanne avec Ioachim son mari et tous ses proches parce qu’il ne s’était trouvé en elle rien de honteux. Et Daniel devint grand devant le peuple depuis ce jour et dans la suite.
Une fois n’est pas coutume, nous avons décidé de vous proposer une authentique expérience de lecture en version longue. On reconnaît volontiers que la soixantaine de versets de ce chapitre a de quoi impressionner… Pour ceux qui seraient passés un peu vite, on vous recommande vraiment de prendre le temps de lire et découvrir ce passage biblique dit de « Suzanne et les vieillards ».
Composé probablement en hébreu ou en araméen, ce chapitre 13 du Livre de Daniel n'existe plus que dans sa traduction grecque. Pour les Juifs et les Protestants, il s’agit de textes apocryphes. Autrement dit : ce passage de l’Ancien Testament ne se trouve que dans les bibles orthodoxes et catholiques. Ceci explique peut-être le fait que l’histoire de Suzanne soit moins connue, puisqu’elle n’est pas intégrée aux traditions juives et réformées.
Suzanne est une femme pieuse et belle. La mention de sa beauté est d’ailleurs un élément important, puisqu’elle revient à trois reprises dans le texte (Dn 13,2.31.56).
« Il y avait un homme demeurant à Babylone et son nom était Ioachim. Il prit une femme nommée Suzanne, fille de Helcias, très belle et craignant le Seigneur » (Dn 13, 1-2)
Sa beauté est peut-être à l’origine de son prénom, puisque le nom Suzanne vient de l’hébreu Shushan (ou encore Shoshannah, comme Chochana Boutboul dans La Vérité si je mens 2) et désigne aussi bien le lys que la rose. Pour ce qui est du lys, symbole de pureté, il est assez approprié compte tenu de l’histoire biblique…
Deux vieux juges lubriques se cachent pour observer Suzanne tandis qu’elle se retrouve seule et prend son bain.
Désireux de coucher avec elle, les deux vieillards sortent alors de leur cachette et lui font des avances tout en la menaçant :
« Les deux vieillards se levèrent et coururent vers Suzanne et ils dirent :
— Vois, les portes du jardin sont fermées et personne ne nous voit et nous te désirons, donne-nous donc ton assentiment et sois à nous. Mais sinon nous témoignerons contre toi qu’un jeune homme était avec toi et que c’est pour cette raison que tu as envoyé les jeunes filles loin de toi. » (Dn 13, 19-21)
En fait, les deux vieillards montent un stratagème pervers :
Suzanne refuse, résiste et appelle à l’aide d’un grand cri qui fait revenir les servantes qu’elle avait expédiées juste avant :
« Et Suzanne cria d’une grande voix et les deux vieillards crièrent aussi contre elle. Et l’un courant, ouvrit les portes du jardin. » (Dn 13, 24)
Pour se venger en retour, les deux vieux juges accusent donc Suzanne d'adultère. Et comme les juges ont persuadé la foule, Suzanne se retrouve condamnée à mort. Elle se défend et s’adresse alors à Dieu directement :
« Mais Suzanne cria d’une voix forte et dit :
— Dieu éternel qui connais ce qui est caché et qui sais toutes choses avant qu’elles n’arrivent, tu sais, toi, qu’ils ont porté contre moi un faux témoignage, et voici que je meurs alors que je n’ai rien fait de ce qu’ils ont criminellement médité contre moi. » (Dn 13, 42-43)
Dieu entend le cri de Suzanne. C’est le sens théologique de ce passage : Dieu n’est pas insensible aux malheurs des femmes et des hommes. Ce rappel intervient d’ailleurs dans un contexte particulier, puisque la rédaction du Livre de Daniel date du milieu du IIe siècle avant Jésus-Christ, c’est-à-dire la période de persécution subie par les Juifs sous l’action d’Antiochus Epiphane, roi voisin ennemi.
Le salut de Suzanne intervient grâce au prophète Daniel, qui interroge tour à tour les deux vieillards :
On l’a bien compris, les deux vieillards se contredisent en inventant chacun une version différente. Leur mensonge est ainsi démasqué. Suzanne est innocentée et sauvée.
Pour conclure :
Ce qui est particulièrement remarquable enfin, c’est l’écart gigantesque entre l’innocence de Suzanne et la perfidie des deux vieillards. Et c'est cet écart qui a inspiré la teneur de tant de tableaux sur ce sujet dans l'histoire de la peinture depuis des siècles.
Cette histoire biblique met en lumière l’abus de pouvoir des juges, désireux de coucher avec Suzanne et redoublant leur mal d’un mensonge trompant la communauté. Seul le contre-pouvoir du jeune prophète Daniel est venu apporter la lumière de la vérité. Cette conclusion rejoint les mots du philosophe Charles-Louis de Montesquieu (1689-1755) :
« C’est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser : il va jusqu’à ce qu’il trouve des limites. Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. »
Montesquieu, De l’esprit des lois, Paris, Garnier-Flammarion 2019
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