Entre Esaü et Jacob, c'est pas la grosse ambiance. Pourquoi Jacob vole-t-il le droit d'aînesse à son frère ? Quelles étaient les coutumes à l'époque ?
Jacob et Esaü sont les deux fils jumeaux d'Isaac : on vous en parle dans cet autre numéro.
Isaac, un prénom franchement stylé qui a bien traversé l’histoire (comme pas mal de noms bibliques) et nommé quelques très grands : Isaac Newton, l’auteur de la théorie de la gravitation universelle, le romancier Isaac Asimov, et surtout Isaac Hempstead-Wright l’acteur derrière Brandon Stark dans GOT.
Comme Jacob faisait un bouillon, Esaü arriva des champs, épuisé de fatigue.
Esaü dit à Jacob :
– Laisse-moi donc manger de ce roux, de ce roux-là, car je suis fatigué (c'est pour cette raison qu'[Esaü] est nommé Edom – le Roux).
Jacob répondit :
– Vends-moi tout de suite le droit d'aînesse.
Esaü répondit :
– Je meurs [de faim]... à quoi bon mon droit d’aînesse ?
Jacob dit :
– Aujourd'hui, jure-le-moi !
Esaü le lui jura et vendit son droit d’aînesse à Jacob. Alors Jacob donna à Esaü du pain et un bouillon de lentilles ; celui-ci mangea et but puis il se leva et s’en alla. Esaü méprisa le droit d’aînesse.
👉 Les incompréhensions de l'Écriture viennent souvent de notre manque de familiarité avec les coutumes propres à la région et à l'époque des récits bibliques. Souvent, l'archéologie permet de pallier cette incompréhension.
De fait, la découverte des tablettes d'argile de Nuzi permet de mieux comprendre l'histoire du droit d'aînesse racontée dans le texte biblique qu'on éclaire dans ce numéro.
Pour situer le truc : Nuzi est une ville provinciale correspondant à l'actuelle Kirkouk en Irak. Environ 5 000 tablettes y ont été découvertes entre 1925 et 1932 lors de fouilles menées par le musée de l'Irak à Bagdad et l'École américaine de recherche orientale.
👉 Ces tablettes sont pour la plupart des actes juridiques, commerciaux et administratifs datant de la première moitié du XIVe siècle avant Jésus-Christ. Elles permettent une meilleure connaissance de la vie d'une ville provinciale de Haute Mésopotamie à cette époque (avouez que vous n'êtes pas super calés sur cette zone ni sur cette époque).
Ce qui est important pour nous, c'est que ces archives juridiques de Nuzi attestent que vendre son droit d’aînesse, à l’époque, ça se faisait !
Selon les tablettes de Nuzi, on pouvait troquer ses droits à l'héritage paternel en échange de biens matériels. Du coup, on comprend que :
Le droit d’aînesse est un concept juridique ancré dans la culture du Proche-Orient ancien. L’aîné jouissait de privilèges successoraux concernant :
En fait, Esaü était légalement appelé à prendre la suite de son père Isaac.
Après, de là, à considérer qu’un plat de lentilles est un bien matériel de grande valeur…
👉 Fun fact : au Japon, le droit d’aînesse est resté juridiquement effectif jusqu’en… 1948 ! Ce n’est qu’à cette date que le code civil a changé.
Même si vendre son droit d’aînesse en échange de biens matériels était une pratique admise à l’époque, ce qui ressort de cet épisode, c’est surtout l’audace de Jacob. Il est fourbe, certes, mais sa ruse pourrait bien en fait être inspirée par sa volonté tenace de s’engager à la suite de ses pères les patriarches.
Esaü démissionne aisément de son statut, n’assume pas la responsabilité qui lui incombe et « méprise » son droit d’aînesse. C’est là un comportement étonnant. Tout ça pour des lentilles… 🍲
Cependant, si Esaü a vendu son droit à Jacob, ce dernier doit encore recevoir la bénédiction de son père Isaac.
Salomon de Troyes (1040-1105), plus connu sous le nom de Rachi, est un immense exégète juif du XIe siècle. Dans ses annotations sur ce passage, il nous livre sa lecture. Selon lui, Jacob intervient parce qu’il sent que son frère n’est pas à la hauteur :
« Le service du culte revient aux aînés. Ya’aqov [Jacob] s’est dit : il ne convient pas que cet impie soit appelé à apporter des offrandes au Saint béni soit-Il [YHWH]. »
Rachi, Commentaire sur la Torah, Beréchith rabba 63,13, ad locum.