Abraham a le culot de demander à sa femme Sara de se faire passer pour sa sœur. Que dit la Bible à propos du mensonge et de la moralité ?
Le nouvel attaquant star de Chelsea s’appelle tout simplement Abraham — Tammy de son prénom. Les médias sportifs, jamais avares en bons mots, n’hésitent pas à dire de lui qu’il est le nouveau « prophète » du club anglais. Sauf qu’Abraham n’est pas d'abord un prophète dans le vocabulaire biblique, mais plutôt un patriarche.
YHWH choisit Abraham pour conclure une alliance avec lui. Abraham doit pour cela faire confiance et quitter son pays. Abraham s’en va donc vers le désert Néguev, au Sud de l’actuelle Israël et en direction de l’Égypte. Don’t worry si on passe de « Abram » à « Abraham », c’est la même personne.
Il y eut une famine dans le pays, et Abram descendit en Égypte pour y séjourner car la famine était grande dans le pays.
Comme il était près d’entrer en Égypte, il dit à Saraï, sa femme :
— Voici, je sais que tu es une belle femme ; quand les Égyptiens te verront, ils diront : « C’est sa femme », et ils me tueront et te laisseront vivre. Dis donc que tu es ma sœur, afin que je sois bien traité à cause de toi, et qu’on me laisse la vie par égard pour toi.
Lorsque Abram fut arrivé en Égypte, les Égyptiens virent que sa femme était fort belle. Les grands de Pharaon, l’ayant vue, la vantèrent à Pharaon, et cette femme fut prise et emmenée dans la maison de Pharaon. Il traita bien Abram à cause d’elle, et Abram reçut des brebis, des bœufs, des ânes, des serviteurs et des servantes, des ânesses et des chameaux.
Abraham oblige Sara, sa femme, à travestir la vérité et à dire aux Égyptiens qu’elle est sa sœur. Chelou… et potentiellement scandaleux !
Le patriarche Abraham est l’un des personnages les plus présents dans la Bible, Jésus lui-même en parle plusieurs fois. Le voir tremper dans pareille affaire peut surprendre...
Le lecteur moderne n'a pas les mêmes références culturelles et n'est pas non plus marqué par les mêmes préjugés philosophiques que le lecteur antique. Que nous le voulions ou non, nous baignons dans une culture qui façonne notre façon de lire le texte biblique. Il est donc bon de prendre conscience de notre propre contexte.
Et au sujet du mensonge, justement, un auteur a marqué durablement la modernité : Emmanuel Kant. On est encore tributaire de la pensée kantienne ! Kant fait de l’interdit du mensonge un absolu :
« L’interdit du mensonge est une nécessité pour rendre la vie possible.»
La morale kantienne se fonde sur l’universalité du devoir — ce que je fais, je dois pouvoir dire que tout le monde doit le faire. Du coup, si je dis que le mensonge est possible, tout le monde peut mentir. On ne peut alors plus se faire confiance ni se parler. Bref, dans cette configuration la vie est impossible.
Jusque-là, on comprend, mais Kant va jusqu'à dire que le devoir moral de ne jamais mentir, de dire à tout un chacun toute la vérité, doit être respecté en toute circonstance, fût-ce au prix de la mort. En l'occurrence, pour Abraham, c'est là que ça coince : le grand Patriarche serait-il tombé dans l'immoralité ?
Les Anciens n'avaient pas attendu Kant pour savoir que le mensonge est absolument prohibé — c'est dans le Décalogue, qui est toujours valable pour nous bien sûr !
On a interrogé Philon (Ie siècle) et Origène à Alexandrie (IIIe siècle), Jean Chrysostome à Constantinople (IVe siècle) ou Théodoret de Cyr à Antioche (Ve siècle).
Tous, vraiment tous, expliquent ce texte en disant que justement, Abraham ne ment pas !
Dans le cas présent, c'est Augustin d'Hippone qui nous a paru le plus convaincant.
« Comme on ne lui avait pas demandé si c'était sa femme, il n'a pas eu à répondre que ce ne l'était pas ; mais comme on lui demandait ce que lui était cette femme, il a répondu que c'était sa sœur, sans nier cependant qu'elle fût son épouse; il a tu une partie de la vérité, mais il n'a point dit de mensonge.»
Comment Augustin peut dire qu’Abraham ne ment pas en disant que Sara est « sa sœur » ?
Si la Bible mentionne ce « mensonge » qui n'en est pas un, c’est aussi pour souligner le fait que dans l’histoire réelle, celle qui intéresse les Écritures — pas dans les traités abstraits de morale moderne —, la vie n'est pas un long fleuve tranquille ! Les personnages de l'histoire sainte se retrouvent dans des situations complexes, qui exigent des discernements complexes.
C'est bien pourquoi les humains ont besoin de l'Esprit Saint, unique Loi intérieure absolue, qui les pousse à faire le bien dans les circonstances concrètes où ils se trouvent ! C'est plutôt réconfortant pour nous, dans un monde qui ne s'est certes pas simplifié.
À propos de morale, de mensonge et de vérité, le petit curé de campagne de Bernanos a, lui aussi, son mot à dire. Voilà ce qu'il dit à la comtesse lors d'un dialogue mémorable :
« – Je sais aussi que la souffrance a son langage, qu’on ne doit pas la prendre au mot, la condamner sur ses paroles, qu’elle blasphème tout, société, famille, patrie, Dieu même.
– Vous approuvez cela peut-être ?
– Je n’approuve pas, j’essaie de comprendre. Un prêtre est comme un médecin, il ne doit pas avoir peur des plaies, du pus, de la sanie. Toutes les plaies de l’âme suppurent, Madame. (…) Voilà pourquoi je n’ai pas retenu les paroles de mademoiselle, je n’en avais d’ailleurs pas le droit. Un prêtre n’a d’attention que pour la souffrance, si elle est vraie. Qu’importent les mots qui l’expriment ? Et seraient-ils autant de mensonges…
– Oui, le mensonge et la vérité sur le même plan, jolie morale !
– Je ne suis pas un professeur de morale. »
Georges Bernanos, Journal d’un curé de campagne, Plon, Paris, 1936.