Dieu se révèle à Abraham sous la forme de trois anges, et passe du singulier au pluriel, de un à trois. Mystère de la Trinité ? Éclairage avec Roublev !
Avant Mbappé – Neymar – Messi au PSG ou encore Messi – Neymar – Suarez au Barça, il y a eu le trio mythique de Manchester United : Georges Best – Bobby Charlton – Denis Law. Dans les années 60's, on les surnommait « la Sainte Trinité ».
Justement, on parle du premier et du plus grand trio de l’Histoire dans ce numéro !
YHWH* lui apparut aux chênes de Mambré alors qu'il [Abraham] était assis à l’entrée de la tente pendant la chaleur du jour. Et il leva les yeux et il regarda et voici que trois hommes se tenaient debout devant lui. Quand il les vit, il courut à leur rencontre depuis l’entrée de la tente et adora jusqu'à terre.
Et il dit :
— Seigneur, si j’ai trouvé grâce à tes yeux, ne passe pas, je te prie, outre ton serviteur. Permettez qu’on apporte un peu d’eau pour vous laver les pieds et reposez-vous sous cet arbre, je vais prendre un morceau de pain, vous fortifierez votre cœur et vous continuerez votre chemin car c’est pour cela que vous êtes passés devant votre serviteur.
Ils dirent :
— Fais comme tu l’as dit.
Abraham s’empressa d'aller trouver Sarah vers la tente et dit :
— Empresse-toi, trois mesures de fleur de farine, pétris et fais des gâteaux !
Et Abraham courut vers le troupeau, prit un veau tendre et bon, il le donna au serviteur qui s'empressa de l’apprêter. Il prit aussi du beurre et du lait avec le veau qu’on avait apprêté et il les déposa devant eux, et lui se tenait près d’eux sous l’arbre et ils mangèrent.
Un problème — gros comme le nez au milieu de la figure — apparaît au début du texte :
Abraham voit-il l’unique Dieu ou les trois Personnes ?
Les Pères de l’Église se sont régalés de ce paradoxe. Ils lisent ce texte comme l'une des révélations du Dieu Trinité, un dans son essence divine et pourtant révélé en trois personnes — Le Père, le Fils et le Saint-Esprit, figurés ici par ces trois hommes.
Ce passage de trois anges, interprété comme une manifestation de la Trinité, a inspiré à Andreï Roublev l'une des icônes les plus célèbres du monde et sans doute la plus reproduite ! Vous l’avez forcément déjà vue, même si vous avez oublié...
Pour mieux comprendre ce chef-d'œuvre, il faut savoir que l’art de l'icône a recours à de nombreux symboles. On les décrypte avec vous.
Étonnamment, Abraham n'est pas représenté sur cette icône. On ne voit que les trois anges. Roublev (ou saint André l'Iconographe) place ainsi toute personne regardant l’icône à la place d’Abraham. Ce que le spectateur voit, c'est ce qu'Abraham a vu.
Les trois anges se ressemblent beaucoup : mêmes cheveux, mêmes yeux, mêmes bouches !
Par là, Roublev signifie l’unité de la Trinité et le fait que lorsque l’on voit une Personne de la Trinité, on La voit tout entière. C'est l'enseignement principal de cette icône.
Pour le reste, ce ne sont que des conjectures : on va tenter d'identifier avec vous où se trouve chaque Personne de la Trinité dans l'icône mais il faut rester prudent, car l'Iconographe s'est gardé de le faire. En revanche, il a laissé quelques traces distinctives qui nous permettent de faire quelques hypothèses.
On pourrait ainsi reconnaître le Père par la couleur de son vêtement et le regard des deux autres personnages. C’est de Lui que procèdent le Fils et le Saint-Esprit.
C’est lui que l’on aperçoit en premier et, pourtant, par son regard il nous invite à admirer le Père.
Mais comment Roublev suggère-t-il qu’il s’agit du Fils ?
1. Par ses vêtements rouge et bleu, traversés de doré.
2. Par la façon dont il pose ses deux doigts sur la table — il n’indique pas par là la victoire comme le ferait un sportif !
Et enfin, tout à droite, on devinerait l’Esprit-Saint qui, comme le Fils, regarde le Père de qui il procède.
Mais comme le rappelle Mikhaïl Alpatov* : « Le problème iconographique de savoir quelle hypostase de la Trinité est exprimée dans chacune des trois figures est loin d'être la clé de compréhension de cette icône. Le problème n'est pas tant de montrer des différences que de prouver l'unité spirituelle. L'esprit tire un plaisir particulier à contempler le tout et perçoit les idées derrière les objets sans rien perdre de la beauté et du charme de l'ensemble »
*Kurt Weitzmann, Mikhaïl Alpatov et collectif, Les Icônes, Fernand Nathan, 1981, p. 246
Contrairement à l’art classique, l’art iconographique inverse la perspective. Le point de fuite du tableau, là où converge les différents traits, ne se situe pas à l’intérieur de l’œuvre derrière les personnages, mais à l’extérieur, devant l’œuvre.
Par exemple ici, les points de fuite sont marqués par les cale-pieds des personnages de gauche et droite et qui sont orientés vers celui ou celle qui contemple l’icône.
Il ne s’agit pas pour le spectateur de fuir le monde en plongeant son regard dans le tableau. Il s'agit pour le monde de recevoir et d’être envahi par ce que l’icône lui montre. Et ce qu’elle montre, c’est l’immense douceur des regards et des visages de ces trois Personnes.
Douceur travaillée par Roublev pour enseigner, à celui qui contemple, la communion du Dieu Trinité, comme en écho au Psaume 89* : « La douceur du Seigneur nous visite et nous enseigne ».
*traduction trouvée dans l'Horologion, Le Livre des Heures, Monastère Saint-Antoine-Le-Grand Monastère de Solan, 2010
Paul Florensky, avant d’être déporté dans l’archipel des Solovki par le régime soviétique et d'être assassiné près de Léningrad et jeté dans une fosse commune, a été l’un des esprits les plus prolifiques et brillants du XXe siècle. Inventeur, mathématicien, théologien, philosophe, prêtre orthodoxe marié, parlait ainsi de l’icône de Roublev :
« De toutes les preuves philosophiques de l'existence de Dieu, la plus convaincante est celle précisément dont on ne parle pas dans les manuels. Approximativement, elle peut s'exprimer par la déduction : Il existe la Trinité de Roublev, par conséquent, Dieu existe. »
Cité par Véra Traimond, La peinture de la Russie ancienne, éd. Bernard Giovanangeli, Paris, 2010
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