Découvrez l’adoration des mages du peintre Brueghel l’Ancien. En quoi ce tableau est-il une représentation originale de l’Épiphanie ?
Un célèbre refrain entêtant...
En 1971, Sheila entonne quelques paroles devenues mythiques : « Comme les Rois Mages en Galilée / Suivaient des yeux l'étoile du Berger... »
Elle fait évidemment référence à l’adoration des mages — alias la fête de l'Épiphanie et ses bonnes vieilles galettes frangipanes en janvier-février chez tatie et tonton !
Allez, re-découvrez le texte biblique qui inspire cette musique. On se penchera ensuite sur le tableau de Brueghel intitulé L'Adoration des mages pour vous offrir un éclairage à la lumière de l'histoire de l'art !
Jésus vient de naître à Bethléem. Des mages viennent lui apporter des cadeaux :
Jésus étant né à Bethléem de Judée aux jours du roi Hérode voici que des mages d’Orient arrivèrent à Jérusalem disant :
— Où est le roi des Juifs qui vient de naître ? Car nous avons vu son étoile à l’orient et nous sommes venus l’adorer.
Le roi Hérode ayant appris cela, il fut troublé et tout Jérusalem avec lui. Il assembla tous les grands prêtres et les scribes du peuple et il s'enquit auprès d'eux où devait naître le Christ. Ils lui dirent :
— À Bethléem de Juda car ainsi a-t-il été écrit par le prophète : Et toi Bethléem terre de Juda tu n’es pas la moindre parmi les principales villes de Juda car de toi sortira un chef qui paîtra Israël mon peuple.
Alors Hérode ayant fait venir secrètement les mages s’enquit avec soin auprès d’eux du temps où l’étoile était apparue. Et il les envoya à Bethléem en disant :
— Allez, informez-vous exactement au sujet de l’enfant et lorsque vous l’aurez trouvé faites-le-moi savoir afin que moi aussi j’aille l’adorer.
Ayant entendu les paroles du roi ils partirent. Et voilà que l’étoile qu’ils avaient vue à l’orient allait devant eux jusqu’à ce qu'elle vint et s'arrêta au-dessus du lieu où était l’enfant. À la vue de l’étoile ils se réjouirent avec une très grande joie.
Ils entrèrent dans la maison, trouvèrent l’enfant avec Marie sa mère et se prosternant, ils l’adorèrent puis, ouvrant leurs trésors, ils lui offrirent des présents : de l’or de l’encens et de la myrrhe. Et ayant été avertis en songe de ne point retourner vers Hérode ils regagnèrent leur pays par un autre chemin.
Peint en 1564, L’Adoration des Mages est un tableau de Pieter Brueghel l’Ancien (1525-1569). Il représente l'Épiphanie... mais aborde le sujet d’une façon assez carnavalesque. C'est pour cette raison qu'on a décidé de l'analyser !
Mais pour bien montrer le caractère inédit de ce tableau... on vous laisse d'abord contempler une représentation traditionnelle (ci-dessous). La singularité de Brueghel en ressortira d'autant plus, en comparaison.
En prenant totalement le contre-pied des usages traditionnels (ci-dessus), Brueghel représente l'adoration des mages de manière inédite (ci-dessous).
Certes, on distingue une étable et un âne à l’arrière-plan, mais ce sont les seules choses qui nous font penser à la crèche. Les personnages semblent entassés les uns sur les autres, le ciel est gris, les visages sont bouffis...
On s’attend à voir une caravane, des chameaux, des produits venus d’Orient… Rien de tout ça ici : pas de cortège majestueux — mais des hommes soûls et armés jusqu’aux dents. Comment interpréter tout ça ?
Bref, ces détails suggèrent l'idée suivante : la naissance de Jésus est déjà marquée par l'ombre de la mort et de sa Passion à venir...
Les rois mages sont les trois personnages qui ressortent le plus dans la composition générale du tableau. La tradition populaire a retenu trois prénoms pour ces mages : Balthazar, Melchior et Gaspard.
Là encore, les mages n’ont pas la dignité qu’on leur accorde habituellement. Aucune majesté dans leur dégaine : les deux mages sur la gauche du tableau apparaissent comme des rois sans prestige, la mine sombre et le visage ridé.
À la différence de Gaspard et Melchior, Balthazar n’est ni grotesque, ni comique, ni pathétique. Au contraire :
Isolé sur la droite du tableau, le spectateur met du temps à remarquer ce personnage qui se tient à l’écart. Dans les représentations de cet épisode, ce n’est qu’en 1460 qu’apparaît pour la première fois un roi noir parmi les rois mages.
L’intensité du regard de Balthazar est renforcée par la comparaison avec les deux personnages à sa droite (voir ci-dessus) :
Venus d'Orient, les mages ont fait le voyage pour voir ce nouveau-né, dont il savent qu'il est Roi : « Où est le roi des Juifs qui vient de naître ? Car nous avons vu son étoile à l’orient et nous sommes venus l’adorer. » (Mt 2, 2)
Ce que suggère le tableau de Brueghel est très profond : les mages, ces étrangers venus de loin, ont vu ce que les gens proches de Jésus n'ont pas vu. Ce jeu de regards, entre yeux fermés et yeux écarquillés, exprime ce paradoxe de la foi qui nous laisse voir des choses invisibles.
Bref, dans ce tableau de génie, Brueghel fait passer la révélation par un vieillard, un homme aux yeux fermés et un autre aux yeux grand ouverts.
Dans ce tableau qui compte plus de 20 personnages, seuls Marie et Jésus ont trouvé grâce auprès du peintre (voir ci-dessous).
Avec sa main gauche, Marie semble retenir son fils contre elle. Jésus, lui, semble faire un mouvement de recul : il se serre contre sa mère comme s’il n’avait pas envie de la myrrhe qui préfigure sa mort. Car la myrrhe est surtout employée... pour embaumer et parfumer le corps des morts.
Bref, la fin de l'histoire est déjà suggérée dès cette scène de l'Épiphanie : le tissu blanc qui enveloppe Jésus évoque déjà le linceul qui sera celui de sa mise au tombeau...
Conclusion : cette représentation étrange est finalement un pur chef-d'œuvre théologique ! L'interprétation de Brueghel est géniale : il glisse des indices pour faire le rapprochement entre la naissance et la mort de Jésus.
Plus qu'un peintre, Brueghel se révèle interprète de génie !
Dans son magnifique poème intitulé Les rois mages, Edmond Rostand imagine le trajet des rois mages guidés par l'étoile. Il met lui aussi en avant celui que la tradition appelle Balthazar :
Ils perdirent l'étoile, un soir ; pourquoi perd-on
L'étoile ? Pour l'avoir parfois trop regardée,
Les deux rois blancs, étant des savants de Chaldée,
Tracèrent sur le sol des cercles au bâton.
Ils firent des calculs, grattèrent leur menton,
Mais l'étoile avait fui, comme fuit une idée.
Et ces hommes dont l'âme eût soif d'être guidée
Pleurèrent, en dressant des tentes de coton.
Mais le pauvre Roi noir, méprisé des deux autres,
Se dit : "Pensons aux soifs qui ne sont pas les nôtres,
Il faut donner quand même à boire aux animaux"
Et, tandis qu'il tenait son seau d'eau par son anse,
Dans l'humble rond de ciel où buvaient les chameaux
Il vit l'étoile d'or, qui dansait en silence.
Edmond Rostand (1868-1918), « Les rois mages », Le Cantique de l'aile (posthume), 1922