Les rois mages de Brueghel : un tableau de carnaval ?

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Découvrez l’adoration des mages du peintre Brueghel l’Ancien. En quoi ce tableau est-il une représentation originale de l’Épiphanie ?

4 minutes et 10 secondes avec Sheila, Brueghel l'Ancien et Edmond Rostand
Dernière mise à jour -  
19/12/2024

Comme les rois mages en Galilée

Un célèbre refrain entêtant...

En 1971, Sheila entonne quelques paroles devenues mythiques : « Comme les Rois Mages en Galilée / Suivaient des yeux l'étoile du Berger... »

Elle fait évidemment référence à l’adoration des mages — alias la fête de l'Épiphanie et ses bonnes vieilles galettes frangipanes en janvier-février chez tatie et tonton !

Allez, re-découvrez le texte biblique qui inspire cette musique. On se penchera ensuite sur le tableau de Brueghel intitulé L'Adoration des mages pour vous offrir un éclairage à la lumière de l'histoire de l'art !

Le texte biblique qui raconte l’adoration des mages

Jésus vient de naître à Bethléem. Des mages viennent lui apporter des cadeaux :

Jésus étant né à Bethléem de Judée aux jours du roi Hérode voici que des mages d’Orient arrivèrent à Jérusalem disant :
— Où est le roi des Juifs qui vient de naître ? Car nous avons vu son étoile à l’orient et nous sommes venus l’adorer.

Le roi Hérode ayant appris cela, il fut troublé et tout Jérusalem avec lui. Il assembla tous les grands prêtres et les scribes du peuple et il s'enquit auprès d'eux où devait naître le Christ. Ils lui dirent :
— À Bethléem de Juda car ainsi a-t-il été écrit par le prophète : Et toi Bethléem terre de Juda tu n’es pas la moindre parmi les principales villes de Juda car de toi sortira un chef qui paîtra Israël mon peuple.

Alors Hérode ayant fait venir secrètement les mages s’enquit avec soin auprès d’eux du temps où l’étoile était apparue. Et il les envoya à Bethléem en disant :
— Allez, informez-vous exactement au sujet de l’enfant et lorsque vous l’aurez trouvé faites-le-moi savoir afin que moi aussi j’aille l’adorer.

Ayant entendu les paroles du roi ils partirent. Et voilà que l’étoile qu’ils avaient vue à l’orient allait devant eux jusqu’à ce qu'elle vint et s'arrêta au-dessus du lieu où était l’enfant. À la vue de l’étoile ils se réjouirent avec une très grande joie.

Ils entrèrent dans la maison, trouvèrent l’enfant avec Marie sa mère et se prosternant, ils l’adorèrent puis, ouvrant leurs trésors, ils lui offrirent des présents : de l’or de l’encens et de la myrrhe. Et ayant été avertis en songe de ne point retourner vers Hérode ils regagnèrent leur pays par un autre chemin.

Évangile selon saint Matthieu, chapitre 2, versets 1 à 12. Traduit du grec par les équipes du programme de recherches La Bible en ses Traditions.

L’Épiphanie d’après Brueghel : pourquoi tous ces soldats ?

Peint en 1564, L’Adoration des Mages est un tableau de Pieter Brueghel l’Ancien (1525-1569). Il représente l'Épiphanie... mais aborde le sujet d’une façon assez carnavalesque. C'est pour cette raison qu'on a décidé de l'analyser !

Mais pour bien montrer le caractère inédit de ce tableau... on vous laisse d'abord contempler une représentation traditionnelle (ci-dessous). La singularité de Brueghel en ressortira d'autant plus, en comparaison.

peinture rois mages richement habillés devant Jésus auréolé ainsi que Marie et Joseph
Gentile da Fabriano (1370-1427), L'adoration des mages (1423, tempera sur panneau, 302 x 283 cm), Galerie des Offices, Florence (Italie). Domaine public.

L'enfant Jésus en état d’arrestation ?

En prenant totalement le contre-pied des usages traditionnels (ci-dessus), Brueghel représente l'adoration des mages de manière inédite (ci-dessous).

Certes, on distingue une étable et un âne à l’arrière-plan, mais ce sont les seules choses qui nous font penser à la crèche. Les personnages semblent entassés les uns sur les autres, le ciel est gris, les visages sont bouffis...

On s’attend à voir une caravane, des chameaux, des produits venus d’Orient… Rien de tout ça ici : pas de cortège majestueux — mais des hommes soûls et armés jusqu’aux dents. Comment interpréter tout ça ?

  • Les soldats sont peut-être ceux du roi Hérode, qui cherche à tuer Jésus, car Hérode croit que cet enfant prendra sa place en tant que roi.
  • La présence inquiétante du soldat casqué et armé au dessus de Jésus peut également représenter cette menace qui pèse sur le fils de Marie. 
  • La lance qu’il tient dans sa main droite fait écho à la lance qui transpercera le côté du Christ sur la croix (Jn 19, 33-35).
  • Enfin, les lances des autres soldats rappellent quant à elles les épées et les bâtons des soldats qui viennent arrêter Jésus au jardin des Oliviers (Lc 22, 52).

Bref, ces détails suggèrent l'idée suivante : la naissance de Jésus est déjà marquée par l'ombre de la mort et de sa Passion à venir...

peinture brueghel adoration des mages jésus marie
Pieter Brueghel l'Ancien (vers 1525-1569), L'Adoration des mages (1564, huile sur panneau de chêne, 111 x 83 cm), National Gallery, Londres (Royaume-Uni). Domaine public.

Des rois mages bien mal en point

Les rois mages sont les trois personnages qui ressortent le plus dans la composition générale du tableau. La tradition populaire a retenu trois prénoms pour ces mages : Balthazar, Melchior et Gaspard.

  • Le premier est vêtu de rouge et a l'air rabougri (Gaspard). 
  • Le deuxième est vêtu de rose et ressemble à un vieillard (Melchior).
  • Le troisième est vêtu de blanc et a le visage noir (Balthazar).

Là encore, les mages n’ont pas la dignité qu’on leur accorde habituellement. Aucune majesté dans leur dégaine : les deux mages sur la gauche du tableau apparaissent comme des rois sans prestige, la mine sombre et le visage ridé.

  • Gaspard (en rouge) n'ouvre même pas les yeux. Sa bouche fermée n'exprime aucune joie, aucune bonté — sans compter les rides de son visage... qui ne suggèrent pas vraiment l'entrain ou la vitalité !
  • Melchior (en rose) est en train de s’agenouiller... mais son mouvement semble compliqué. Va-t-il se relever, s'étaler comme une crêpe ou se bloquer le dos ?
brueghel rois mages devant jésus et marie
Détail au premier plan au centre de la toile de Pieter Brueghel l'Ancien L'Adoration des mages (1564) : Gaspard a les yeux fermés le visage terne tandis que Melchior est en plein effort pour assurer sa difficile génuflexion.

Pas un pour rattraper l'autre, vraiment ?

À la différence de Gaspard et Melchior, Balthazar n’est ni grotesque, ni comique, ni pathétique. Au contraire :

  • Il est majestueux et imposant. En effet, il est le seul à se tenir droit et debout.
  • Son habit est luxueux, presque ostentatoire par rapport aux autres (mention spéciale pour les sublimes bottes oranges) !
  • Le cadeau qu’il porte est également le plus beau, le plus rare et plus sophistiqué : un bateau miniature en or (détails ci-dessous).

Isolé sur la droite du tableau, le spectateur met du temps à remarquer ce personnage qui se tient à l’écart. Dans les représentations de cet épisode, ce n’est qu’en 1460 qu’apparaît pour la première fois un roi noir parmi les rois mages. 

détail tableau brueghel balthazar roi noir
Détail au premier plan à droite de la toile de Pieter Brueghel l'Ancien L'Adoration des mages (1564). Debout, le buste droit, la posture noble et majestueuse, voici Balthazar.

Regards croisés : voir au-delà du regard

L’intensité du regard de Balthazar est renforcée par la comparaison avec les deux personnages à sa droite (voir ci-dessus) : 

  • le premier a les yeux écarquillés et l'œil hagard, un turban blanc dans les cheveux ;
  • le second a un air étonnant avec de grosses lunettes et son chapeau violet.

Venus d'Orient, les mages ont fait le voyage pour voir ce nouveau-né, dont il savent qu'il est Roi : « Où est le roi des Juifs qui vient de naître ? Car nous avons vu son étoile à l’orient et nous sommes venus l’adorer. » (Mt 2, 2)

Ce que suggère le tableau de Brueghel est très profond : les mages, ces étrangers venus de loin, ont vu ce que les gens proches de Jésus n'ont pas vu. Ce jeu de regards, entre yeux fermés et yeux écarquillés, exprime ce paradoxe de la foi qui nous laisse voir des choses invisibles.

Bref, dans ce tableau de génie, Brueghel fait passer la révélation par un vieillard, un homme aux yeux fermés et un autre aux yeux grand ouverts.

détail rois mages brueghel marie et jésus
Détail de la toile de Pieter Brueghel l'Ancien L'Adoration des mages (1564).

De l'Épiphanie à la mise au tombeau ?

Dans ce tableau qui compte plus de 20 personnages, seuls Marie et Jésus ont trouvé grâce auprès du peintre (voir ci-dessous). 

  • Marie ressemble à une Vierge traditionelle avec un voile bleu qui recouvre son doux visage maternel. 
  • Jésus est représenté comme un nouveau-né, un petit Jésus de crèche assez classique finalement. Quoique...

Avec sa main gauche, Marie semble retenir son fils contre elle. Jésus, lui, semble faire un mouvement de recul : il se serre contre sa mère comme s’il n’avait pas envie de la myrrhe qui préfigure sa mort. Car la myrrhe est surtout employée... pour embaumer et parfumer le corps des morts.

Bref, la fin de l'histoire est déjà suggérée dès cette scène de l'Épiphanie : le tissu blanc qui enveloppe Jésus évoque déjà le linceul qui sera celui de sa mise au tombeau...

Conclusion : cette représentation étrange est finalement un pur chef-d'œuvre théologique ! L'interprétation de Brueghel est géniale : il glisse des indices pour faire le rapprochement entre la naissance et la mort de Jésus. 

Plus qu'un peintre, Brueghel se révèle interprète de génie !

peinture adoration des mages brueghel
Pieter Brueghel l'Ancien (vers 1525-1569), L'Adoration des mages (1564, huile sur panneau de chêne, 111 x 83 cm), National Gallery, Londres (Royaume-Uni). Domaine public.

Le mot de la fin

Dans son magnifique poème intitulé Les rois mages, Edmond Rostand imagine le trajet des rois mages guidés par l'étoile. Il met lui aussi en avant celui que la tradition appelle Balthazar :

Ils perdirent l'étoile, un soir ; pourquoi perd-on
L'étoile ? Pour l'avoir parfois trop regardée,
Les deux rois blancs, étant des savants de Chaldée,
Tracèrent sur le sol des cercles au bâton.

Ils firent des calculs, grattèrent leur menton,
Mais l'étoile avait fui, comme fuit une idée.
Et ces hommes dont l'âme eût soif d'être guidée
Pleurèrent, en dressant des tentes de coton.

Mais le pauvre Roi noir, méprisé des deux autres,
Se dit : "Pensons aux soifs qui ne sont pas les nôtres,
Il faut donner quand même à boire aux animaux"

Et, tandis qu'il tenait son seau d'eau par son anse,
Dans l'humble rond de ciel où buvaient les chameaux
Il vit l'étoile d'or, qui dansait en silence.

Edmond Rostand (1868-1918), « Les rois mages », Le Cantique de l'aile (posthume), 1922

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