Quel est le sens du jeu d’évitement entre Hérode et Jésus ? Juste après la naissance de Jésus, en quoi l’évangile de Matthieu souligne-t-il l’opposition entre deux royautés incompatibles ?
Sorti en 1959, le film Le Roi cruel (de son titre original Erode il grande en italien) est un péplum franco-italien réalisé par Victor Tourjanski. Il retrace la vie du roi Hérode le Grand, le puissant et tyrannique despote de Judée alors en place au moment de la naissance de Jésus. Et le choix de traduction des producteurs français rejoint bien la réalité décrite dans les évangiles...
Ce passage est le chapitre 2 de l’évangile de Matthieu, juste après la longue généalogie du chapitre 1. On vous a presque laissé le chapitre en entier (15 petits versets ça va !) afin de saisir toute l'action et les mouvements qui s'enchaînent juste après la naissance de Jésus.
Jésus étant né à Bethléem de Judée aux jours du roi Hérode, voici que des mages d’Orient arrivèrent à Jérusalem disant :
— Où est le roi des Juifs qui vient de naître ? Car nous avons vu son étoile à l’orient et nous sommes venus l’adorer.
Ayant appris cela, le roi Hérode fut troublé et tout Jérusalem avec lui. [...] Ayant fait venir secrètement les mages, Hérode s’enquit avec soin auprès d’eux du temps où l’étoile était apparue. Et il les envoya à Bethléem en disant :
— Allez, informez-vous exactement au sujet de l’enfant et lorsque vous l’aurez trouvé, faites-le-moi savoir afin que moi aussi j’aille l’adorer.
Ayant entendu les paroles du roi, ils partirent. Et voilà que l’étoile qu’ils avaient vue à l’orient allait devant eux jusqu’à ce qu'elle vint et s'arrêta au-dessus du lieu où était l’enfant. À la vue de l’étoile ils se réjouirent avec une très grande joie. Ils entrèrent dans la maison, trouvèrent l’enfant avec Marie sa mère et se prosternant, ils l’adorèrent puis, ouvrant leurs trésors, ils lui offrirent des présents : de l’or de l’encens et de la myrrhe. Et ayant été avertis en songe de ne point retourner vers Hérode ils regagnèrent leur pays par un autre chemin.
Alors qu’ils s’en étaient retournés voici, un ange du Seigneur apparut en songe à Joseph, disant :
— Lève-toi, prends l’enfant et sa mère et fuis en Égypte et reste là-bas jusqu’à ce que je te dise car il arrivera qu’Hérode cherchera l’enfant pour le faire périr.
Lui, s’étant levé, prit avec lui l’enfant et sa mère de nuit et se retira en Égypte. Et il fut là-bas jusqu’à la mort d’Hérode afin que fût accomplie la parole dite par le Seigneur à travers le prophète, disant : « D’Égypte j’ai appelé mon fils. ».
Alors Hérode, voyant que les mages s’étaient joués de lui, fut très en colère et il envoya tuer tous les enfants dans Bethléem et de toute sa région depuis l’âge de deux ans et au-dessous, d’après le temps qu’il s’était fait préciser par les mages. [...]
Hérode étant mort, voici, un ange du Seigneur apparut en songe à Joseph en Égypte disant :
— Lève-toi, prends l’enfant et sa mère et va en terre d’Israël car ils sont morts, ceux qui recherchaient la vie de l’enfant.
Lui, s’étant levé, prit l’enfant et sa mère, et vint en terre d’Israël. Entendant qu’Archélaüs régnait en Judée à la place d’Hérode son père, il craignit de s’y rendre et, averti en songe, il se retira dans la région de la Galilée et il vint s’installer dans une ville appelée Nazareth.
Il y a énormément de choses à dire sur ce passage. Nous avons déjà abordé quelques éléments de ce court chapitre dans d'anciens numéros : la figure historique du roi Hérode ; mais aussi la tradition des « Rois » Mages ou encore le face-à-face plein d'ironie entre Hérode et les mages. Mais aujourd'hui, nous nous concentrons seulement sur un grand enjeu, à savoir la mise en opposition entre deux personnages : Hérode et Jésus.
Elle se révèle de plusieurs manières, et notamment par des précisions spatiales et factuelles qui se déroulent au moment de la Nativité puis au moment de la fuite en Égypte : Jésus étant menacé de mort par Hérode, roi tyrannique et jaloux ; la Sainte Famille s'enfuit en Égypte pour échapper au massacre des innocents. Bref, la géographie est le théâtre qui permet à la fois des rencontres et des évitements :
Que peut-on comprendre des mouvements et déplacements respectifs d'Hérode et de Jésus dans ce passage ?
Tout ce chapitre se structure en deux parties distinctes : la première partie met en scène le mouvement des mages vers Jésus, tandis que la deuxième partie met en scène le mouvement de Jésus qui fuit Hérode.
Autrement dit, ce mouvement de Jésus est accompagné d'un jeu d'évitement et constitue un parfait chassé-croisé au point que jamais Hérode et Jésus ne se rencontrent :
À travers cet évitement réciproque, l’évangéliste met en scène l'opposition entre deux royautés incompatibles :
En fait, il s'agit là de ce qu'on appelle une « construction en diptyque » qui met en écho Hérode et Jésus. Le but, dès le début de l'évangile, consiste à initier le lecteur au sens de la royauté divine.
Plus généralement, c'est tout l'évangile de Matthieu qui met en perspective les royautés opposées d'Hérode et de Jésus en insistant sur leur opposition. Cela se retrouve à travers trois distinctions très nettes :
Dans les évangiles, la figure d'Hérode constitue comme une figure d’Antéchrist puisqu'il présente en creux tout ce que le Christ n'est pas. Le philosophe et poète russe Vladimir Soloviev a justement une magnifique phrase à ce sujet, montrant combien le Christ prend à contre-pied les attentes et les gloires vainement humaines :
« L’Antéchrist ne s’explique pas en proverbes. Il peut s’expliquer entièrement par un seul proverbe et même par un proverbe bien peu subtil : Tout ce qui brille n’est pas d’or. »
Vladimir Soloviev (1853-1900), L’Antéchrist, Traduction de J.-B. Séverac, La Bibliothèque russe et slave, Paris, Michaud, 1910