Pourquoi la Sainte Famille s’enfuit-elle en Égypte juste après la naissance de Jésus ? Que représente l’Égypte dans la Bible ? Est-ce un lieu accueillant ou repoussant ?
Pour ouvrir en musique notre numéro, on vous propose d'écouter un extrait de L'Enfance du Christ, oratorio pour orgue et chœur composé par le grand Hector Berlioz (1803-1869) et joué pour la première fois en 1854. Savourez notamment la deuxième partie dédiée à la fuite en Égypte, épisode de la vie du Christ succédant aussitôt l'épisode de la Nativité et de la visite des mages. Et c'est justement de cet épisode de la fuite en Égypte qu'on va parler aujourd'hui.
Dans la continuité du numéro de la semaine dernière, voici un passage issu du chapitre 2 de l’évangile de Matthieu, juste après la longue généalogie du chapitre 1. L’action se passe juste après la naissance de Jésus et la visite des mages.
Alors que [les mages] s’en étaient retournés, voici qu'un ange du Seigneur apparut en songe à Joseph, disant :
— Lève-toi, prends l’enfant et sa mère et fuis en Égypte et reste là-bas jusqu’à ce que je te dise car il arrivera qu’Hérode cherchera l’enfant pour le faire périr.
Lui, s’étant levé, prit avec lui l’enfant et sa mère de nuit et se retira en Égypte. Et il fut là-bas jusqu’à la mort d’Hérode afin que fût accomplie la parole dite par le Seigneur à travers le prophète, disant : « D’Égypte j’ai appelé mon fils. ».
Alors Hérode, voyant que les mages s’étaient joués de lui, fut très en colère et il envoya tuer tous les enfants dans Bethléem et de toute sa région depuis l’âge de deux ans et au-dessous, d’après le temps qu’il s’était fait préciser par les mages. Alors s’accomplit la parole dite par Jérémie le prophète disant : « Une voix en Rama a été entendue, lamentations, pleurs et plaintes nombreuses : Rachel pleure ses enfants ; et elle ne voulait pas être consolée, parce qu’ils ne sont plus. ».
Hérode étant mort, voici, un ange du Seigneur apparut en songe à Joseph en Égypte disant :
— Lève-toi, prends l’enfant et sa mère et va en terre d’Israël car ils sont morts, ceux qui recherchaient la vie de l’enfant.
Lui, s’étant levé, prit l’enfant et sa mère, et vint en terre d’Israël. Entendant qu’Archélaüs régnait en Judée à la place d’Hérode son père, il craignit de s’y rendre et, averti en songe, il se retira dans la région de la Galilée et il vint s’installer dans une ville appelée Nazareth afin que s’accomplît le mot dit par les prophètes : Il sera appelé Nazoréen.
La semaine dernière, nous avons rappelé la situation de cet extrait et nous avons souligné combien il met en évidence l’évitement mutuel et la totale opposition entre Hérode et Jésus. Aujourd’hui, on se penche plus spécifiquement sur le récit de la fuite en Égypte.
Précisons d'emblée qu'il s'agit d'un récit relaté uniquement dans l’évangile de Matthieu : l’aller-retour de la Sainte Famille en Égypte afin d’échapper à la mort qui pèse sur Jésus, menacé par la jalousie tyrannique et assassine d'Hérode le Grand. Autrement dit, le premier épisode de la vie du Jésus nouveau-né est un récit d’exil : il quitte son pays et mène une vie de réfugié.
Mais pourquoi s'enfuir en Égypte ? À l'évidence, le pays du Nil est le voisin le plus facilement accessible depuis la Judée où Jésus est né. Mais il ne s'agit pas uniquement d'une simple commodité géographique. La mention « du pays d’Égypte » est tout sauf anodine dans l’histoire du peuple hébreu… Largement mentionné dans l’Ancien Testament, l’Égypte est, dans la représentation juive de l’époque, une terre à la fois accueillante et repoussante.
Bien avant Jésus, plusieurs grands épisodes de l'Ancien Testament mentionnent déjà un mouvement d'entrée ou de sortie du pays d'Égypte.
Dans les récits de la Genèse, Abraham fait le même trajet :
« Il y eut une famine dans le pays et Abram descendit en Égypte pour y séjourner car la famine accablait son pays. » (Gn 12, 10)
Mais ce n'est pas tout. Petit-fils d'Abraham, Jacob fait un songe qui l'amène à de se réfugier, lui aussi, en Égypte avec sa famille (Gn 46, 2-4). Dans le passage du livre de la Genèse, aucun roi menaçant ne régnait pourtant sur Canaan mais à nouveau c'est la famine qui promettait de décimer sa famille. Averti en songe, Jacob descendit avec ses fils en direction de l’Égypte, pays riche grâce au Nil et à ses ressources abondantes.
Certes, les récits de la Genèse entourent l’Égypte d’un halo de souvenirs réconfortants. Mais la mémoire d’Israël à l’égard de ce pays est éminemment ambivalente. Et pour cause : dans le Livre de l'Exode, qui suit aussitôt le Livre de la Genèse, l'Égypte devient une terre d'esclavage. Autant dire, pas un lieu hyper apprécié, surtout si l'on se rappelle la dureté des travaux et la souffrance vécue là-bas, allant jusqu'à la mort des enfants d'Israël.
« Les Égyptiens asservirent les fils d’Israël avec dureté et leur rendirent la vie amère par de durs travaux : préparation de l’argile et des briques et toutes sortes de travaux des champs ; tous les travaux qu’ils leur imposèrent avec dureté. » (Ex 1, 13-14)
Par ailleurs, une bonne partie de la Bible (le Livre de Jérémie en tête) met en garde contre la tentation de céder à la séduction de l’Égypte. En fait, Jérémie exhorte à ne pas courir après des chimères, à ne pas recourir à une puissance étrangère pour en contrer une autre... Bref, l'Égypte est une terre que l’on doit fuir.
« S’étant levé, [Joseph] prit avec lui l’enfant et sa mère de nuit et se retira en Égypte. Et il fut là-bas jusqu’à la mort d’Hérode afin que fût accomplie la parole dite par le Seigneur à travers le prophète, disant : "D’Égypte j’ai appelé mon fils" » (Mt 2, 14-15)
Oui, comme vous, on se pose la question : d’où vient cette citation que l’évangéliste Matthieu semble emprunter de l’Ancien Testament ? L’hypothèse la plus probable est celle d’une référence au prophète Osée :
« Quand Israël était enfant, je l'ai aimé et d’Égypte j’ai appelé mon fils. » (Os 11, 1)
L’oracle cité par Matthieu, reprenant les paroles du prophète Osée, provient d’un courant héritier de l’histoire de l’Exode, hostile au pays d’Égypte. De la sorte, Matthieu veut exprimer que ce qui arrive à Jésus n'arrive pas par hasard. Les prophéties qu'il cite annoncent ce qui arrive au Messie.
Épisode précieux et déterminant, le récit de la fuite en Égypte rappelle tout d’abord l’éclatante humanité de Dieu-fait-homme qui s’abaisse au point d’avoir besoin de l’intervention de son père adoptif pour le sauver – car c’est bien Joseph qui est chargé de protéger Marie et Jésus en les emmenant en Égypte.
À un autre niveau de lecture, ce passage rappelle également que l’évangile de Matthieu lit l’histoire de Jésus à partir de l’histoire d’Israël. Et c’est exactement ce que nous venons de faire, en entrant dans l’intelligence de ce récit à partir de ce que la mémoire du peuple hébreu projette sur le mot « Égypte ». Car, comme on le répète souvent, il est impossible d’entrer dans le mystère de la vie du Christ sans convoquer l’histoire d’Israël : Ancien et Nouveau Testament se lisent en écho permanent. Et c’est prodigieusement plus profond et savoureux ainsi…
L’épisode de la fuite en Égypte fait suite à la décision d’Hérode de tuer tous les nouveaux-nés de la région de Bethléem. La naissance de Jésus est donc d’emblée teintée d’horreur et d’interrogation. C’est là tout le scandale de la souffrance et le miracle de la grâce. Et c’est ce que Jean d’Ormesson constate avec sagesse :
« Nous sommes la proie depuis toujours de deux tentations symétriques et funestes : l’angélisme et le désespoir. La vie a toujours été et sera toujours une souffrance – et elle est un miracle : elle est une fête en larmes. »
Jean d’Ormesson, C’était bien, Paris, Gallimard, 2004, p. 135
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