En quoi la généalogie de Jésus se termine-t-elle bizarrement ? Qui est le père de cet enfant dont Marie est la mère ? Quel est le statut de Joseph ?
Paris, 1967. La future star de la chanson française n’a alors que 24 ans mais sa voix grésille déjà distinctement et ses morceaux sont reconnaissables à leur lenteur pleine de gravité. S'inspirant des textes des évangiles racontant la Nativité, Johnny chante l’histoire de Joseph et de son épouse, la Vierge Marie.
« Si j'étais un charpentier / Si tu t'appelais Marie
Voudrais-tu alors m'épouser / Et porter notre enfant ? »
Ce court passage se trouve à la fin du chapitre 1 de l’évangile de Matthieu. Il fait directement suite à la longue liste généalogique que nous avons analysée la semaine dernière.
Jacob engendra Joseph, l’époux de Marie de laquelle fut engendré Jésus qu'on appelle Christ. [...]
Or, de Jésus Christ, la genèse se fit ainsi : comme Marie, sa mère, avait été fiancée à Joseph, il se trouva, avant qu’ils eussent habité ensemble, qu’elle l’avait dans ses entrailles de par l’Esprit Saint.
Joseph, son époux, qui était juste et ne voulait pas la faire montrer du doigt, se proposa de la renvoyer secrètement.
Comme il était dans cette pensée, voici qu’un ange du Seigneur lui apparut en songe et lui dit :
— Joseph, fils de David, ne crains pas de prendre chez toi Marie, ton épouse, car ce qui est engendré en elle est de l’Esprit Saint. Et elle enfantera un fils et tu l’appelleras du nom de « Jésus » car lui-même sauvera son peuple de ses péchés. Tout cela arriva pour que s’accomplît la parole dite par le Seigneur à travers le prophète qui disait : « Voici, la Vierge sera enceinte et enfantera un fils, et on l’appellera du nom d’Emmanuel » ce qui se traduit : « Dieu avec nous ».
Réveillé de son sommeil, Joseph fit comme l’ange du Seigneur lui avait prescrit et il reçut son épouse. Et il ne la connut pas jusqu’à ce qu’elle eût enfanté son fils premier-né et il l’appela de son nom : Jésus.
Dans le prolongement de notre analyse de la semaine dernière, nous lisons la fin du chapitre 1 de l’évangile de Matthieu. Or, avec un peu d’attention, on note un détail étonnant : la généalogie est marquée par une rupture et un décalage très significatifs. Il s’agit en effet de l’arbre généalogique de Jésus via Joseph, et pourtant :
On remarque donc que cette généalogie se termine non pas avec Joseph mais avec Marie. Dès les premiers versets de l’évangile, l’arbre généalogique de Jésus a donc du plomb dans l’aile et semble bien bizarre.
Plus encore, un autre élément étrange attire notre attention à la fin de cette longue généalogie. En effet, l’ultime occurrence du verbe « engendrer » scandé à quarante reprises se trouve non plus à la voix active, mais à la voix passive. Autrement dit, le sujet du verbe n’est pas énoncé :
« Joseph, l’époux de Marie, de laquelle fut engendré Jésus, qu’on appelle Christ » (Mt 1, 16)
Résultat de ce seul verbe conjugué à la voix passive, l’engendrement de Jésus interroge. Le lecteur est ainsi amené à poser la question suivante : d’où vient Jésus ?
En fait, cette formule à la voix passive est une figure de style biblique. Dans le jargon de l'exégèse, on appelle ça un « passif divin ». En gros, lorsque le complément d’agent d’un verbe à la voix passive n’est pas explicitement mentionné, les écrivains bibliques suggèrent qu’il s’agit de l’action mystérieuse de Dieu.
Ainsi, au cœur de cette généalogie complètement humaine, Dieu révèle – en creux – son action décisive et mystérieuse.
En réalité, l’évangéliste Matthieu expose d’emblée l’enjeu de cette introduction généalogique. La problématique est la suivante : si Jésus est seulement présenté comme le fils de Marie, est-il bien de la maison de David, ancêtre de Joseph ? Autrement dit : comment Jésus peut-il s’intégrer dans cette famille royale ?
En fait, ce passage présente la manière par laquelle Joseph accède à la paternité. Déjà, par sa décision de ne pas répudier Marie. Et dans cette action courageuse, Joseph est prodigieusement actif !
« Joseph, son époux, qui était juste et ne voulait pas la faire montrer du doigt, se proposa de la renvoyer secrètement. Comme il était dans cette pensée, voici qu’un ange du Seigneur lui apparut en songe et lui dit :
— Joseph, fils de David, ne crains pas de prendre chez toi Marie, ton épouse, car ce qui est engendré en elle est de l’Esprit Saint. » (Mt 1, 19-20)
Joseph ne se laisse pas déborder par l’événement. Au contraire, comme on le montre dans cet article, c’est lui qui décide de ne pas laisser Marie encourir la mort que prescrit la Loi juive, étant donné qu'elle est enceinte d'un enfant qui n'est pas de son mari.
Petit détail : l’ange n’apparaît à Joseph que dans un deuxième temps, après sa décision de ne pas soumettre Marie à la lapidation qu’elle risquait. En ce sens, Joseph sauve Marie et Jésus par son choix protecteur et devient le père adoptif qui amène son fils à la vie.
« Joseph, fils de David, ne crains pas de prendre chez toi Marie, ton épouse, car ce qui est engendré en elle est de l’Esprit Saint. Et elle enfantera un fils et tu l’appelleras du nom de « Jésus » car lui-même sauvera son peuple de ses péchés. » (Mt 1, 20-21)
L’ange dicte à Joseph le nom que portera l’enfant : Jésus. Ainsi, Joseph sera bien le père de cet enfant car dans le judaïsme, c’est traditionnellement le père qui nomme l’enfant. Par cet acte, Joseph assume donc son rôle de père.
Or, comme nous l’analysions dans un numéro sur le changement de nom d’Abram devenant Abraham, le nom n’est pas une réalité secondaire.
Le lecteur familier de l’Ancien Testament sait bien que les noms ont une signification étymologique décisive. En l’occurrence, le prénom de Jésus n’échappe pas à cette réalité. En hébreu, « Jésus » (ou Yeshoua) signifie « Dieu sauve ». Le nom de Jésus dit déjà sa mission.
La folie de la Nativité, c'est de reconnaître la naissance d'un enfant qui est Dieu en personne. Et cet émerveillement se retrouve déjà dans l'événement d'une simple naissance. La journaliste et philosophe Adèle Van Reeth raconte justement sa grossesse et son premier accouchement avec des mots plein d'interrogation :
« À quoi ressemblera l’après ? J’attends un événement que je ne peux pas prévoir, dont je ne connais ni l’heure, ni la date, ni les modalités. Je sais seulement que ça va arriver. Je n’arrive pas à imaginer que tu es – et voilà que, pour la première fois, je m’adresse directement à toi. Je ne peux pas m’imaginer ce que c’est que d’accoucher, te tenir dans mes bras, aucune image ne me vient. Ta naissance comme ma mort me sont inconcevables, elles ne renvoient à aucune expérience. Je ne connais pas ton visage, ni l’odeur de ta peau, je n’ai jamais entendu le son de ta voix, et pourtant je t’aime déjà. »
Adèle Van Reeth, La vie ordinaire, Paris, Gallimard, 2020, p. 59