En quoi le psaume 88 est-il un cri de souffrance retentissant ? Quel est le sens de cette prière angoissée ?
Autant l’annoncer d’entrée de jeu, le texte d’aujourd’hui est très rude.
Alors pour se donner un peu de baume au cœur avant de partir à l’abordage, on vous propose d’écouter sa mise en musique, composée vers 1675 par Marc-Antoine Charpentier (qui, contrairement à ce que son nom indique, est bel et bien compositeur) dans son œuvre Domine Deus salutis meae.
Ce texte en question, c’est le psaume 88 (ou 87, en fonction des numérotations, mais ça c'est une autre histoire).
Dans ce psaume, le priant s’adresse à Dieu et crie vers lui. On vous propose ici une traduction versifiée.
YHWH, Dieu de mon salut,
le jour je criai et la nuit devant toi
que ma prière vienne en ta présence
prête l’oreille à mon cri !
Car mon âme est rassasiée de maux
et ma vie touche au shéol.
Je suis compté parmi ceux qui descendent dans la fosse
je suis comme un homme sans force
parmi les morts, libre
pareil aux transpercés qui gisent dans la tombe
dont tu n’as plus souvenir
et ils sont soustraits à ta main.
Tu m’as placé au tréfonds de la fosse
dans les ténèbres, dans les abîmes.
Sur moi s’appesantit ta fureur
tu m’accables de tous tes flots.
— Sélah —
Tu as éloigné de moi mes familiers
tu as fait de moi un objet d’horreur pour eux
je suis enfermé et je ne peux plus sortir
mon œil s’épuise dans la souffrance
je t’appelle, YHWH, tout le jour
j’étends les mains vers toi.
Feras-tu des merveilles pour les morts
ou bien les ombres se lèveront-elles pour te louer ?
— Sélah —
Dans le sépulcre, publie-t-on ta bonté
ta fidélité dans le lieu de perdition ?
Dans les ténèbres connaîtra-t-on tes merveilles
et ta justice au pays de l’oubli ?
Cependant moi, YHWH, je crie vers toi
et dès le matin ma prière va au-devant de toi.
Pourquoi, YHWH, repousses-tu mon âme ?
Pourquoi me caches-tu ta face ?
Je suis malheureux et moribond depuis ma jeunesse
sous le poids de tes terreurs, je suis désemparé.
Sur moi ont passé tes colères
tes épouvantes m’ont anéanti.
Elles m’entourent comme des eaux tout le jour
elles me cernent, toutes ensemble.
Tu as éloigné de moi amis et compagnons
mes familiers sont les ténèbres.
Pour commencer, posons les bases : les psaumes sont des prières poétiques. Ils balayent et font résonner tous les sentiments humains : la joie, la jubilation, la gratitude, le doute, la colère… et la souffrance.
En l’occurrence, le psaume 88 (87) compte parmi les plus noirs et les plus tourmentés. Il s’agit d’un violent cri adressé à Dieu. Dès les premiers versets, le ton est donné :
« Prête l’oreille à mon cri ! Car mon âme est rassasiée de maux » (Ps 88, 3-4)
Tout au long de cette lamentation torturée, on peut relever tout un champ sémantique de la souffrance et de la mort. Le poème convoque de nombreuses images et de nombreux sentiments :
Enfin, le psalmiste évoque une « fosse » (Ps 88,7). Ce lieu énigmatique désigne symboliquement un endroit plus bas que terre, comme s’il était déjà enterré — et donc mort.
Le psalmiste qui s’adresse à Dieu souffre « depuis sa jeunesse » (Ps 88, 16). Il éprouve dans sa chair le malheur et la mort qui le gagne. Dans sa détresse absolue, il se tourne vers Dieu avec force. Littéralement, il crie.
Cette expérience de souffrance s'enracine au plus profond du mystère de l'existence. Pourtant, ici, le problème ne vient pas des humains… mais de Dieu. En effet, dans son désarroi, c'est à Dieu qu'il impute et reproche sa situation : un insupportable enfer de solitude où la mort l’engouffre.
À vrai dire, ce psaume constitue la prière par excellence pour les situations de détresse extrême. Une fois engagées dans le couloir-entonnoir qui débouche sur la mort, bien des personnes ont l'impression de n'avoir plus personne de leur côté — ni Dieu, ni leurs proches.
Dès que le moribond réussit, dans un suprême effort de foi confiante, à tendre les mains vers le ciel au milieu des ténèbres, comment Dieu pourrait-il s'empêcher de tendre son oreille et tout son être vers lui, dans une chaleur d'amour qui anticipe déjà l'étreinte éternelle ?
Ce que révèle ce psaume, qui tient sa place au cœur de l’Écriture, c’est que la noirceur totale est aussi une expérience spirituelle à part entière. Et donc crier cette détresse absolue, même en s'en prenant à Dieu lui-même, reste une forme de prière étonnamment valide et précieuse.
Avant de conclure, faisons un dernier pas dans l’interprétation de ce psaume. Si vous lisez PRIXM depuis un moment, c’est un peu notre dada : lire ensemble l’Ancien et le Nouveau Testament.
En effet, on peut également lire ce psaume en écho aux récits de la Passion. C’est d’ailleurs une interprétation très ancienne et très traditionnelle. On appelle ça une « lecture christologique ». Cela consiste à interpréter un passage de l’Ancien Testament à la lumière du Nouveau, et tout particulièrement à la lumière de la vie du Christ.
Ainsi, le croyant peut interpréter le cri de souffrance du psaume 88 comme la prière torturée de Jésus à Dieu, par exemple au cours de la nuit du jeudi saint — c’est-à-dire après l’arrestation de Jésus, mais avant son procès le lendemain. Il s’agit d’ailleurs d’une période temporelle dont les évangiles ne disent rien : que fait Jésus au cours de cette nuit en prison ?
Finalement, à la lumière de la Résurrection, on peut relire cette série de questions autrement :
« Feras-tu des merveilles pour les morts ? Les ombres se lèveront-elles pour te louer ?
Dans le sépulcre, publie-t-on ta bonté ? ta fidélité dans le lieu de perdition ?
Dans les ténèbres, connaîtra-t-on tes merveilles ? et ta justice au pays de l’oubli ? » (Ps 88, 11-13)
En mettant cette prière dans la bouche de Jésus, on renouvelle et éclaire l’interprétation de ce psaume... Et dans la foi, on peut résolument répondre « oui ».
Un immense merci à Marc Girard, professeur à l’École Biblique de Jérusalem. Notre éclairage est tout particulièrement inspiré de ses immenses et innombrables travaux sur les psaumes !
Père de l’Église du IVe siècle, Eusèbe de Césarée analyse le verset suivant : « mon âme a été remplie de malheurs » (Ps 88, 4). Lui aussi fait une interprétation christologique de ce passage :
« Ce verset montre la descente du Seigneur aux enfers mais aussi la malice des humains qui remplissait son âme, ou encore, bien plus, nos propres péchés qu'il a pris sur lui »
Eusèbe de Césarée (265-339), Commentaria in Psalmos, (PG 23), Paris : Migne, 1857, col. 64-1396 ; (PG 24), Paris : Migne, 1857, col. 9-76
Dans la Bible, « la fosse » (ou le « gouffre ») représente un lieu de souffrance extrême, de désespoir, ou même de proximité avec la mort. Elle évoque aussi une expérience spirituelle de vide ou d’abandon. On la retrouve notamment dans les psaumes 88 et 130.
Les psaumes traduisent toute l’expérience humaine, y compris les cris de douleur, de solitude, d’injustice. Ils montrent que :
Au contraire. Ce cri est un acte de foi radical, car il s’adresse à Dieu malgré tout. Il reconnaît que, même dans le silence ou l’absence apparente, Dieu est encore celui vers qui l’on se tourne.
Oui. Sur la croix, Jésus reprend le psaume 22 :
« Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? ».
Cela montre que même le Fils de Dieu a traversé la souffrance, et qu’il a prié avec les mots des psaumes pour l'exprimer.