Découvrez les prières de Tobit et Sara. Pourquoi Tobit est-il aveugle ? Quel ange Dieu envoie-t-il pour guérir Tobit et Sara ?
« Sept hommes étaient morts en s'approchant de Sarah
Sept hommes amoureux d'elle
Ils ne s'étaient pas réveillés après leur premier baiser
Sarah se crut sorcière, sorcière et maudite
Sarah voulut mourir, se répandre en poussière »
Dans son titre Sarah et Tobie sorti en 1999, Yves Simon raconte l’histoire d’une certaine Sarah qui voit ses amoureux mourir lors de la nuit de noce. Elle souffre tellement qu’elle veut mourir… Mais de quoi s’agit-il ? En fait, le vieux chanteur s’inspire complètement… du Livre de Tobie, dans l’Ancien Testament !
On en profite pour saluer et remercier Thibaud pour cette pépite dénichée au détour d’une douce après-midi de printemps commencée autour d'un thé siroté en terrasse…
Place au texte maintenant, direction le Livre de Tobie pour découvrir l’histoire qui inspira Simon (Yves le chanteur, et non pas Gilles le tennisman).
Lisons le chapitre 3 du Livre de Tobie. Deux scènes se superposent : un homme israélite déporté à Ninive (Tobit) crie sa prière et demande à mourir ; une fille israélite de Médie (Sara) crie sa prière et demande à mourir. Quel est le lien entre ces deux prières parallèles ?
Et, attristé, je versais des larmes et je priais dans ma douleur en disant :
— Tu es juste Seigneur, et toutes tes œuvres et toutes tes voies sont miséricorde et vérité. [...] Souviens-toi de moi et jette les yeux sur moi. Ne me punis pas de mes péchés ni de mes ignorances, ni celles de mes pères. [...] Et maintenant fais de moi ce qu’il te semble bon, ordonne que le souffle me soit ôté, que je sois affranchi et que je devienne terre : car mieux vaut pour moi mourir que vivre, puisque j’ai subi d’injustes reproches et qu’il y a en moi une grande tristesse. Ordonne donc dès maintenant que je sois délivré de mes maux pour entrer dans le lieu éternel, ne détourne pas ton visage de moi.
Or ce jour-là, il arriva à la fille de Raguel, Sara d’Ecbatane de Médie, que celle-ci fût outragée par les servantes de son père parce qu’elle avait été donnée en mariage à sept hommes et que le mauvais démon Asmodée les avait tués avant qu’ils eussent avec elle comme avec une femme. Et les servantes lui dirent :
— Ne vois-tu pas que tu suffoques ces hommes ? Tu en as déjà eu sept et il n’y en a pas un seul dont tu portes le nom. Pourquoi nous fouettes-tu ? Puisqu’ils sont morts, rejoins-les. Que jamais nous ne voyons de toi ni fils ni fille.
Ayant entendu ces mots, elle ressentit une douleur violente de telle sorte qu’elle pensa à se pendre, mais elle dit :
— Mon père n’a que moi, si je fais cela, je serai son opprobre et de tristesse je conduirai sa vieillesse au tombeau.
Mais elle pria devant sa fenêtre et dit :
— Béni sois-tu Seigneur mon Dieu, béni soit ton nom glorieux et saint pour tous les siècles que toutes tes œuvres te bénissent à jamais. Et maintenant, Seigneur, je tourne vers toi mes yeux et mon visage.
Elle dit :
— Délivre-moi de cette terre, et que je n’entende plus jamais de tels outrages. [...] Je suis la seule née de mon père, et il n’a pas d’enfant qui héritera de lui, ni de frère auprès de lui, il n’a pas de fils pour que je préserve à lui pour femme. Sept me sont déjà morts, pourquoi dois-je vivre ? Mais s’il ne te plaît pas de me faire mourir, tourne ton regard vers moi, montre-moi ta miséricorde et que je n’entende plus l’insulte.
À cet instant précis, les deux prières furent exaucées devant la gloire de Dieu. Et Raphaël fut envoyé pour les guérir tous les deux, pour enlever les taies de Tobit et donner en mariage Sara la fille de Raguel à son fils Tobie et pour enchaîner Asmodée le méchant démon car c’est à Tobie qu’elle devait appartenir.
Au même moment, Tobit, s’étant levé, se rendit vers sa maison
et Sara, la fille de Raguel, descendit de sa chambre à coucher.
Le Livre de Tobie est un grand récit de voyage. Avant d’attaquer l’analyse, posons les bases. Commençons par les personnages principaux :
L’histoire commence à Ninive, dans le foyer familial de Tobit et Anne avec leur fils Tobie, à l’époque du roi assyrien Salmanazar V.
Tobit a pour habitude de se rendre à Médie (le pays de Sara — tiens tiens). Mais, à la mort du roi, la route vers Médie est bloquée, les Israélites sont persécutés et les morts se succèdent. Telle Antigone dans la tragédie de Sophocle, Tobit honore ces morts en leur offrant une sépulture :
« Aux jours de Salmanazar, [...] j'enterrais, quand j'en voyais, les cadavres de mes compatriotes, jetés par-dessus les remparts de Ninive. » (Tb 1, 16-17)
L’élément déclencheur du récit semble aussi ridicule que grotesque. Dans le chapitre 2, tandis qu'il récupère le cadavre d’un Israélite tué lors d’une persécution à Ninive… Tobit se prend de la fiente de moineau dans les yeux et devient aveugle (en Tb 2, 9-10).
Tandis que les chapitres 1 et 2 soulignent à quel point Tobit se comporte de manière « juste », l’irruption de ce malheur interroge. Tobit est-il puni ? Pourquoi devient-il aveugle ? Est-il coupable ? Est-ce un châtiment de Dieu en réponse à ses mauvaises actions… ou celles de ses parents ou ancêtres ?
Pour rappel, dans la mentalité de l’époque (au Proche-Orient antique), le handicap et la maladie étaient des signes divins de châtiment. Traduction : pour les gens de l’époque, si quelqu'un était aveugle, cela signifiait que lui ou ses parents étaient coupables de quelque chose…
Les malheurs s’enchaînent pour Tobit : déportés à Ninive, les Israélites sont persécutés... et tandis qu’il se démène pour honorer les morts et les enterrer dignement, il devient aveugle dans des circonstances terribles et ridicules…
Or, si on suit la logique de l’époque, Tobit est responsable des maux qui s’abattent sur lui. Quand on sait ça, on comprend mieux pourquoi une sorte de « confession » se glisse au milieu de la prière de Tobit :
« Et maintenant tous tes jugements sont véridiques au sujet des fautes que j’ai faites et de celles de mes pères, puisque nous n’avons pas suivi tes commandements. » (Tb 3, 5)
Dans son malheur, Tobit se retrouve seul et sans secours — ou plutôt sans secours humain. Car il n’oublie pas Dieu et s’adresse à lui dans une longue prière de supplication. En effet, Tobit supplie Dieu de le délivrer de sa vie de souffrance… Littéralement, il demande à Dieu de mourir :
« Et maintenant fais de moi ce qu’il te semble bon, ordonne que le souffle me soit ôté, que je sois affranchi et que je devienne terre : car mieux vaut pour moi mourir que vivre, puisque j’ai subi d’injustes reproches et qu’il y a en moi une grande tristesse. » (Tb 3, 6)
Quel est le lien entre Tobit et Sara ? À cet instant de l’histoire, il n’y en a pas. Mais le chapitre 3 du Livre de Tobie est une merveille littéraire. En fait, il s’agit d’un diptyque (autrement dit une sorte de grand tableau à 2 volets) réunissant :
En effet, le texte passe d’un décor à un autre, comme un film qui donne à voir deux actions simultanées à deux endroits différents.
Si on résume, ce chapitre est une sorte de prière croisée : depuis Ninive, la prière de l’aveugle Tobit résonne en même temps que la prière de Sara tourmentée par le démon et accusée d’avoir tué ses sept maris, à Ecbatane dans la région de Médie.
Bref, ce chapitre 3 constitue le nœud du Livre de Tobie. Et que se passe-t-il ensuite ?
« À cet instant précis, les deux prières furent exaucées devant la gloire de Dieu. Et Raphaël fut envoyé pour les guérir tous les deux » (Tb 3, 16)
La conclusion du chapitre est simple : Dieu entend les cris et appels angoissés de Tobit et Sara. Leur prière ne reste pas lettre morte. Le texte dit précisément : « les deux prières furent exaucées ». Que fait Dieu ? Réponse : il envoie Raphaël, un ange.
Pour qui connaît l’hébreu (!), l’issue de l’histoire s’éclaircit déjà… car en hébreu, Raphaël signifie « Dieu guérit » (rafa = guérir et El = Dieu) !
Bon, désolé de vous laisser sur votre faim, mais les guérisons de Tobit et de Sara n’ont pas lieu aussitôt. Le récit en passera par bien des péripéties... mais les remèdes arrivent, dans les pas de Raphaël — et de Tobie, le fils de Tobit.
Mais ça, on le verra la semaine prochaine !
Le chapitre 3 du Livre de Tobie présente deux personnages en prière. Tobit et Sara tutoyent le désespoir… mais ils tutoyent également autre chose — ou plutôt quelqu’un : Dieu. Et comme le rappelle le romancier italien Erri De Luca, la prière est d’abord et avant tout une parole adressée :
« Tutoyer Dieu, avec les variations que comportent l'imprécation et la supplique, relève de la merveilleuse liberté de la créature qui remonte à son origine et l'interroge, l'appelle, la secoue de sa distance. Celui qui, pour la première fois, a récité la première prière, ne peut l'avoir inventée. Il peut seulement avoir réagi à un appel par une réponse, comme Abraham avec son « hinneni », me voici. Me voici est le premier mot, le préambule de toute prière. »
Erri De Luca, Noyau d’olive, Paris, Gallimard, 2006, p. 9