Pourquoi Jésus pleure-t-il face à son ami Lazare ? Comment peut-il verser une larme s'il est le fils de Dieu ? Qu'est-ce qui fait l'humanité de Dieu ?
On a remarqué qu’entre les rappeurs et les buteurs de l’équipe de France de foot, ça faisait un bail qu’on n'avait pas calé l’œuvre d’un artiste portant la perruque avec élégance. On se rattrape donc avec William Croft.
Son Requiem fut composé à l’occasion du décès de la reine Anne de Grande-Bretagne en 1714 et joué pour ses funérailles. Il commence par les paroles du Christ dans le chapitre que nous vous proposons de lire aujourd’hui :
« I am the resurrection and the life » // « Je suis la résurrection et la vie »
Dans ce chapitre de l’Évangile de Jean, Jésus est confronté à la mort de son ami Lazare.
Il y avait un malade, un certain Lazare, originaire de Béthanie, le village de Marie et de Marthe sa sœur. Marie était celle qui oignit de parfum le Seigneur, et lui essuya les pieds de ses propres cheveux, elle dont le frère Lazare était malade.
Les sœurs lui [à Jésus] envoyèrent donc dire :
— Seigneur, voici : celui que tu aimes est malade.
Mais en entendant Jésus dit :
— Cette maladie ne mène pas vers la mort, mais elle est pour la gloire de Dieu afin que soit glorifié le Fils de Dieu par elle.
Or Jésus les aimait, Marthe et sa sœur Marie et Lazare. Quand donc il eut entendu [dire] qu’il était malade, alors il resta à l'endroit où il était deux jours. Ensuite après cela il dit aux disciples :
— Allons en Judée de nouveau.
Jésus vint enfin et le trouva depuis quatre jours déjà dans le sépulcre.
Marthe donc, quand elle entendit que Jésus venait, partit au-devant de lui, Marie, quant à elle, était assise à la maison. Marthe dit donc à Jésus :
— Seigneur, si tu avais été ici mon frère ne serait pas mort.
Mais même maintenant je sais que tout ce que tu demanderas à Dieu, Dieu te le donnera. Jésus lui dit :
— Ton frère ressuscitera.
Marthe lui dit :
— Je sais qu’il ressuscitera à la résurrection au dernier jour.
Jésus lui dit :
— Moi je suis la résurrection et la vie. Celui qui croit en moi-même, s'il est mort vivra et tout vivant et croyant en moi ne mourra jamais. Crois-tu cela ?
Elle lui dit :
— Oui Seigneur. Moi j'ai toujours cru que toi, tu es le Christ, le Fils de Dieu, qui devait venir en ce monde.
Donc lorsque Marie vint où était Jésus, en le voyant elle tomba à ses pieds et lui dit :
— Seigneur, si tu avais été ici, mon frère ne serait pas mort !
Jésus donc, quand il la vit pleurer, et les Juifs qui étaient venus avec elle pleurer aussi frémit du fond de son esprit et se troubla. Et il dit :
— Où l’avez-vous mis ?
Ils lui dirent :
— Seigneur, viens et vois.
Et Jésus pleura.
Les Juifs disaient donc :
— Voyez comme il l’aimait !
Mais quelques-uns d’entre eux dirent :
— Ne pouvait-il pas, lui qui a ouvert les yeux de l'aveugle, faire aussi que celui-ci ne mourût pas ?
Jésus donc frémissant de nouveau en lui-même vint au sépulcre. C’était une grotte et une pierre était posée dessus.
Jésus dit :
— Enlevez la pierre.
Marthe la sœur de celui qui était mort lui dit :
— Seigneur, il sent déjà car c'est le quatrième jour.
Jésus lui dit :
— Ne t'ai-je pas dit que si tu crois, tu verras la gloire de Dieu ?
Ils enlevèrent donc la pierre et Jésus leva les yeux en haut et dit :
— Père, je te rends grâces de ce que tu m’as exaucé. Moi, je savais que tu m'exauces toujours mais c'est à cause de la foule qui m’entoure que j'ai parlé pour qu’ils croient que c’est toi qui m’as envoyé.
Et ayant dit cela, il cria d’une voix forte :
— Lazare, viens dehors !
Et le mort sortit, les pieds et les mains liés de bandes, et son visage était enveloppé d’un suaire. Jésus leur dit :
— Déliez-le et laissez-le aller.
L’épisode de la résurrection de Lazare est probablement l’un des récits les plus prodigieux du Nouveau Testament :
Pourtant, niché au milieu de ce récit marqué par la puissance de sa divinité, se cache un verset stupéfiant pour le lecteur antique.
Cet Évangile, marqué par la manifestation de la divinité du Christ, offre un écrin à l’une des perles de ce texte que l’on remarquerait à peine en passant. Au verset 35, on note 3 mots des plus émouvants :
« Et Jésus pleura » (Jn 11, 35)
Il s’agit là du verset le plus court de tout l’Évangile. Une phrase et 3 mots. Un sujet, Jésus, et un verbe « pleura ». La brièveté de ces mots est inversement proportionnelle à l’ampleur de leur signification :
Pour un lecteur de l’Évangile de Jean imprégné de mentalité grecque, ce qui est sans doute le cas de beaucoup des lecteurs antiques de ce texte, c’est un petit tremblement de terre !
Le « Dieu des philosophes » de la Grèce est synonyme d’impassibilité, d’immuabilité. Pour être éternel, il ne faut être soumis à aucun changement donc à aucune passion, et donc aucune larme.
Et voici qu’on leur présente la figure d’un Dieu ayant figure humaine et qui souffre et pleure devant la mort de son ami.
Jésus pleure et témoigne que le Dieu fait homme n’est pas insensible au drame de notre humanité appelée à mourir. Jésus pleure et bouleverse les catégories de la philosophie grecque et d'une piété inhumaine. La certitude de la résurrection de Lazare (Jésus sait que Lazare va revenir à la vie) n'empêche pas Jésus, Dieu fait homme, de pleurer devant le tombeau de son ami qu'il aimait.
Le récit de l’Évangile de Jean, sous des apparences de simplicité, cache des trésors de théologie :
Comme Jésus, nous avons déjà tous été confrontés au moins une fois à la mort et à la vague de tristesse qui l'entoure. Que nous apprend le Christ dans cette scène d'Évangile ? La foi et l'espérance en la Résurrection ne doivent jamais nous rendre insensibles. La souffrance, la mort, le deuil sont réels.
Jésus a choisi la compassion, de pleurer avec eux qui pleurent.
On s’est demandé si ce n’était pas trop long mais on a craqué. La mise en abîme de l’Évangile par Dostoïevski qui fait lire le récit de la résurrection de Lazare par Sonia, la prostituée à l’assassin Raskolnikoff, nous paraît si belle qu’on s’en serait voulu de la couper. Ne pleurez pas tout de suite, profitez de ces 5 minutes passionnantes.
« Un certain Lazare, de Béthanie, était malade »… proféra-t-elle enfin avec effort, mais tout à coup, au troisième mot, sa voix devint sifflante et se brisa comme une corde trop tendue. Le souffle manquait à sa poitrine oppressée.
Raskolnikoff s’expliquait en partie l’hésitation de Sonia à lui obéir, et, à mesure qu’il la comprenait mieux, il réclamait plus impérieusement la lecture.
Il sentait combien il en coûtait à la jeune fille de lui ouvrir en quelque sorte son monde intérieur. Évidemment elle ne pouvait sans peine se résoudre à mettre un étranger dans la confidence des sentiments qui, depuis son adolescence peut-être, l’avaient soutenue, qui avaient été son viatique moral, alors qu’entre un père ivrogne et une marâtre affolée par le malheur, au milieu d’enfants affamés, elle n’entendait que des reproches et des clameurs injurieuses.
Il voyait tout cela, mais il voyait aussi que, nonobstant cette répugnance, elle avait grande envie de lire, de lire pour lui, surtout maintenant, — « quoi qu’il dût arriver ensuite » !… Les yeux de la jeune fille, l’agitation à laquelle elle était en proie le lui apprirent... Par un violent effort sur elle-même, Sonia se rendit maîtresse du spasme qui lui serrait la gorge et continua à lire le onzième chapitre de l’évangile selon saint Jean. Elle arriva ainsi au verset 19 :
« Beaucoup de Juifs étaient venus chez Marthe et Marie pour les consoler de la mort de leur frère. Marthe ayant appris que Jésus venait alla au-devant de Lui, mais Marie resta dans la maison. Alors Marthe dit à Jésus : Seigneur, si Tu avais été ici, mon frère ne serait pas mort. Mais je sais que présentement même Dieu T’accordera tout ce que Tu Lui demanderas. »
Là elle fit une pause, pour triompher de l’émotion qui faisait de nouveau trembler sa voix...
« Jésus lui dit : Ton frère ressuscitera. Marthe Lui dit : Je sais qu’il ressuscitera en la résurrection au dernier jour. Jésus lui répondit : Je suis la résurrection et la vie ; celui qui croit en Moi, quand il serait mort, vivra. Et quiconque vit et croit en Moi ne mourra pas dans l’éternité. Crois-tu cela ? Elle lui dit :
(Et, bien qu’elle eût peine à respirer, Sonia éleva la voix, comme si, en lisant les paroles de Marthe, elle faisait elle-même sa propre profession de foi.)
« Oui, Seigneur, je crois que Tu es le Christ, fils de Dieu, venu dans ce monde. »
Elle s’interrompit, leva rapidement les yeux sur lui, mais les abaissa bientôt après sur son livre et se remit à lire. Raskolnikoff écoutait sans bouger, sans se retourner vers elle, accoudé contre la table et regardant de côté. La lecture se poursuivit ainsi jusqu’au verset 32.
« Lorsque Marie fut venue au lieu où était Jésus, L’ayant vu, elle se jeta à ses pieds et Lui dit : Seigneur, si Tu avais été ici, mon frère ne serait pas mort. Jésus, voyant qu’elle pleurait et que les Juifs qui étaient venus avec elle pleuraient aussi, frémit en son esprit et se troubla Lui-même. Et Il dit : Où l’avez-vous mis ? Ils Lui répondirent : Seigneur, viens et vois. Alors Jésus pleura. Et les Juifs dirent entre eux : Voyez comme Il l’aimait. Mais il y en eut quelques-uns qui dirent : Ne pouvait-Il pas empêcher que cet homme ne mourût, Lui qui a rendu la vue à un aveugle ? »
Raskolnikoff se tourna vers elle et la regarda avec agitation : Oui, c’est bien cela ! Elle était toute tremblante, en proie à une véritable fièvre. Il s’y attendait. Elle approchait du miraculeux récit, et un sentiment de triomphe s’emparait d’elle. Sa voix raffermie par la joie avait des sonorités métalliques. Les lignes se confondaient devant ses yeux devenus troubles, mais elle savait ce passage par cœur.
Au dernier verset : « Ne pouvait-ll, Lui qui a rendu la vue à un aveugle… » elle baissa la voix, donnant un accent passionné au doute, au blâme, au reproche de ces Juifs incroyants et, aveugles qui, dans une minute, allaient, comme frappés de la foudre, tomber à genoux, sangloter et croire… « Et lui, lui qui est aussi un aveugle, un incrédule, lui aussi dans un instant il entendra, il croira ! oui, oui ! tout de suite, tout maintenant », songeait-elle, toute secouée par cette joyeuse attente.
« Jésus donc frémissant de nouveau en Lui-même vint au sépulcre. C’était une grotte, et on avait mis une pierre par-dessus. Jésus leur dit : Ôtez la pierre. Marthe, sœur du mort, Lui dit : Seigneur, il sent déjà mauvais, car il y a quatre jours qu’il est dans le tombeau. »
Elle appuya avec force sur le mot quatre.
« Jésus lui répondit : Ne t’ai-Je pas dit que si tu crois, tu verras la gloire de Dieu ? Ils ôtèrent donc la pierre, et Jésus levant les yeux en haut dit : Mon Père, Je Te rends grâce de ce que Tu M’as exaucé. Pour Moi, Je savais que Tu M’exauces toujours, mais Je dis ceci pour ce peuple qui M’environne, afin qu’il croie que c’est Toi qui M’as envoyé. Ayant dit ces mots, Il cria d’une voix forte : Lazare, sors dehors. Et le mort sortit, (En lisant ces lignes, Sonia frissonnait comme si elle eût été elle-même témoin du miracle.) ayant les mains liées de bandes, et son visage était enveloppé d’un linge. Jésus leur dit : Déliez-le et le laissez aller.
« Alors plusieurs des Juifs qui étaient venus chez Marie et qui avaient vu ce que Jésus avait fait, crurent en Lui. »
Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski, Crime et châtiment, Traduction par Victor Dérély, Plon, 1884.