De quoi parle le Livre de l’Ecclésiaste dans la Bible ? Qui est Qohélet ? Quelles sont les influences philosophiques de ce livre de sagesse ?
François-Marie Arouet, alias Voltaire (1694-1778), n’est pas connu pour être le plus grand amoureux de la Bible. Mais ça ne l’empêche pas de la lire et d’en faire la critique. En l’occurrence, il n’y va pas par le dos de la cuillère lorsqu'il s'agit d'évoquer le Livre de l'Ecclésiaste. Lisez par vous-même :
« [Le Livre de l'Ecclésiaste est un] ouvrage impie parmi les livres canoniques. S’il fallait établir aujourd’hui le canon de la Bible, on n’y mettrait certainement pas l’Ecclésiaste. Mais il fut inséré dans un temps où les livres étaient très rares, où ils étaient plus admirés que lus. Tout ce qu’on peut faire aujourd’hui, c’est de pallier autant qu’il est possible l’épicurisme qui règne dans cet ouvrage. On a fait pour l’Ecclésiaste comme pour tant d’autres choses qui révoltent bien autrement. Elles furent établies dans des temps d’ignorance ; et on est forcé, à la honte de la raison, de les soutenir dans des temps éclairés, et d’en déguiser ou l’absurdité ou l’horreur par des allégories. » Voltaire, Dictionnaire philosophique, Paris : Gallimard, 1994, p. 470
Autant le dire directement, on n’est pas complètement d’accord avec François-Marie. Le Livre de l'Ecclésiaste est effectivement un livre biblique particulièrement étonnant – voire choquant – et sa présence au sein de la Bible a longtemps fait l’objet de bien des interrogations.
Plutôt que commenter ou répondre à Voltaire, on vous propose aujourd’hui d'en directement lire un passage !
Voici les premiers versets du premier chapitre du Livre de l'Ecclésiaste (également appelé « Livre de Qohélet »). Étonnantes, froides et détachées, ces paroles rudes sont aussi pleines de lucidité. Elles traquent et relèvent les futilités qui habitent nos vies et les font sonner faux.
Paroles de Qohélet, fils de David, roi en Jérusalem.
Absurdité des absurdités, dit Qohélet, absurdité des absurdités. Le tout : absurdité.
Quel profit pour l’être humain dans toute sa peine qu’il peine sous le soleil ? Une génération s’en va et une génération s’en vient ; mais la terre pour toujours subsiste.
Et se lève le soleil et se couche le soleil, et vers son lieu il halète, là il se lève.
Allant vers le sud et tournant vers le nord, tournant, tournant, il va, le vent et sur ses tours, il revient, le vent.
Tous les torrents vont à la mer, mais la mer n’est pas remplie vers le lieu d’où vont les torrents, là ils recommencent à aller.
Toutes les paroles sont fatigantes, l’homme est incapable de parler, l’œil ne se rassasie pas de voir et l’oreille ne se remplit pas d’entendre.
Ce qui a été, c’est ce qui sera, ce qui a été fait, c’est ce qui se fera et il n’y a rien du tout de nouveau sous le soleil !
S’il y a une chose dont on dit : « Vois cela, c’est nouveau ! »… Déjà cela a été dans les siècles qui nous ont précédés. Il n’y a pas de mémoire des premiers ni même des suivants qui seront, il n’y aura pas de mémoire pour eux chez ceux qui seront ensuite.
Le sage et l’insensé sombrent dans l’oubli.
Moi, Qohélet, j’ai été roi d’Israël en Jérusalem et j’ai adonné mon cœur à rechercher et à explorer par la sagesse tout ce qui se fait sous le ciel. C’est un mauvais souci que Dieu a donné aux fils de l’être humain de se soucier.
J’ai vu toutes les œuvres qui se font sous le soleil, et voici le tout : absurdité et poursuite de vent !
Un peu comme le Livre des Proverbes, qui comme son nom l’indique est un recueil de proverbes (CQFD), le Livre de Qohélet avance par variations et développements. Autrement dit, ce n’est pas vraiment un roman bien carré bien chapitré avec un index bien propre et facile à capter…
Non, comme vous venez d’en faire l’expérience en lisant ce passage, le Livre de Qohélet se présente comme un recueil poétique de formules, aphorismes et apophtegmes — tournant tous autour d'une thématique principale.
Cette thématique, c’est que « tout est absurdité » dans la vie humaine (comme le chantait le guitariste des Who en citant explicitement l'Ecclésiaste).
Au moyen de recours constants aux comparaisons, Qohélet rappelle que la vie est tissée d'actes multiples et vains et que tous les vivants ont la même destination et ligne d’arrivée : la mort.
En termes narratifs, le Livre de Qohélet est très important. Il relève d'un type d’expression où le narrateur-auteur dit « je » et s’exprime à partir de l’analyse de ses observations, basées sur des constats empiriques.
« Moi, Qohélet [...], j’ai adonné mon cœur à rechercher et à explorer par la sagesse tout ce qui se fait sous le ciel. J’ai vu toutes les œuvres qui se font sous le soleil, et voici le tout : absurdité et poursuite de vent ! » (Qo 1, 13-14)
Avec une ironie piquante et mordante comme un chardon de montagne, Qohélet non seulement parle de lui mais se moque de la « sagesse » traditionnelle.
À l’aune de sa propre vie, il assure que la sagesse ne garantit rien, qu’elle n’est gage de rien — si ce n’est d'une illusion éphémère comme la poursuite du vent qui passe et qu’on ne peut rattraper.
Le Livre de Qohélet (ou Livre de l'Ecclésiaste) se distingue par les nombreuses influences culturelles qu’il accueille. On peut en effet relever une certaine parenté avec la sagesse mésopotamienne – notamment avec l’Épopée de Gilgamesh (qui a notamment influencé la rédaction du récit du Déluge dans la Genèse, comme on l’expliquait dans un vieux numéro – ô archives de PRIXM à relire !)
Certains traits rappelant des courants de la philosophie grecque ont également été détectés. On a ainsi pu parler de Qohélet en le rapprochant de courants comme le cynisme, le scepticisme, le stoïcisme ou encore l’épicurisme. Cependant, il ne s’agit pas de parallèles décisifs. Il n'est donc pas possible de démontrer de manière évidente l’influence directe de ces œuvres grecques ou mésopotamiennes. Mais l’ambiance est commune.
Pour le dire autrement, Qohélet reprend des thèmes parfois très anciens, et développe sa pensée à partir de cet héritage sur lequel il peut réfléchir plus personnellement.
« Outre que Qohélet fut un sage, il a encore enseigné la science au peuple. Il a pesé et sondé, et il a disposé un grand nombre de sentences [proverbes]. » (Qo 12,9)
Si vous lisez PRIXM depuis quelque temps, vous savez que les prénoms des personnages bibliques ont (presque) toujours une signification (comme pour Abraham, Sarah, Jacob, Moïse, Rahab ou encore Jésus…) Qu’en est-il de Qohélet ?
En fait, le mot « Qohélet » est un nom commun. On estime généralement qu'il s'agit d'un titre de fonction, qui qualifie celui qui parle à l'assemblée (en hébreu « qahal »). C’est pour cette raison que l’autre nom de Qohélet est « l’Ecclésiaste » – car le mot « ecclésiaste » est issu du grec ekklesia (qui a donné le mot « église ») et signifie « assemblée ».
Bref, appelez-le comme vous voulez – Qohélet, Ecclésiaste, Prédicateur – son nom nous dit sa fonction : il est quelqu’un qui s’adresse à une communauté.
« Moi, Qohélet, j’ai été roi d’Israël en Jérusalem et j’ai adonné mon cœur à rechercher et à explorer par la sagesse tout ce qui se fait sous le ciel. » (Qo 1,12)
Ce petit verset semble présenter Qohélet comme le roi Salomon, auquel il est fait allusion à plusieurs reprises. Mais cette attribution est plutôt ce qu’on appelle un « patronage fictif » : l’auteur inconnu se place sous l’autorité de Salomon, grand roi reconnu pour sa sagesse et sa justice. En se réclamant ainsi de Salomon, l’auteur teinte son œuvre d’un halo de bonnes dispositions.
D’ailleurs, rigoureusement parlant, le vocabulaire aussi bien que les thèmes explorés par Qohélet relèvent de la période post-exilique (après l’exil). Autrement dit :
Vous l’aurez compris, le lien de Qohélet à Salomon n’a rien d’historique. Quoi qu’il en soit, cet écrivain au style sans artifice s’impose par son autorité : ses sentences sont fondées sur l’expérience personnelle approfondie par la méditation et sur une vaste moisson d’observations.
« J’ai vu toutes les œuvres qui se font sous le soleil, et voici le tout : absurdité et poursuite de vent ! » (Qo 1,14)
Un immense merci aux Frères Jorge Francisco Vargas et Paul-Marie Chango, de l’École Biblique et Archéologique de Jérusalem, pour leurs travaux précis et synthétiques sur Qohélet – à partir desquels nous avons rédigé cet article !
Pour le poète et philosophe espagnol Miguel de Unamuno (1864-1936), l'absurde et la vanité que rappelle sans cesse Qohélet est une saine occasion de faire écho au memento mori romain :
« Celui qui, en s’appropriant la "vanité des vanités" de l’Ecclésiaste […], les répète, même au pied de la lettre, fait œuvre de bon conseil. Il faut continuer à répéter le memento mori. »
Miguel de Unamuno, Le Sentiment tragique de la vie, Paris : Gallimard, 1937, p. 154
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