Que révèle la mise en parallèle du récit de la multiplication des pains avec celui du dernier repas de Jésus ? Pourquoi l'évangéliste Marc tisse-t-il tout un réseau de références entre Moïse et Jésus ? En quoi la Parole et le Pain sont-ils les éléments clé de la structure liturgique de la messe chez les Chrétiens ?
Le film danois Le festin de Babette, sorti en 1987 et primé aux Oscars l’année suivante, met en scène l’histoire d’un repas qui dénoue les maux des personnages et vient les nourrir d’une faim insoupçonnée.
Deux sœurs suivent une vie cadrée et rigoriste, rejetant tout plaisir terrestre : pour toute nourriture, elles se cantonnent au pain sec et à l’eau, nécessaires à leur stricte survie. Lorsque Babette entreprend de réaliser un festin, les deux sœurs prennent peur, persuadées que toute cette abondance ne peut être qu’une œuvre diabolique. Mais très vite survient le plaisir culinaire. Ce film est avant tout l'histoire d'un repas qui sauve une communauté enfermée et moribonde.
Dans ce film irrigué de références bibliques, le festin réunit en effet douze couverts, tout comme la Cène où le Christ est entouré de ses douze apôtres.
Les convives réalisent le sens sacré d’un repas transfiguré par le don de soi. Et c’est exactement le même moteur que celui du miracle de Jésus lors de la multiplication des pains, comme on l’explique dans L’Eclairage.
Ce texte de l'évangile de Marc raconte le miracle de la première multiplication des pains.
Prenant alors les cinq pains et les deux poissons, il leva les yeux au ciel, il bénit et rompit les pains, et il les donnait à ses disciples pour les leur servir. Il partagea aussi les deux poissons entre tous.
Tous mangèrent et furent rassasiés ; et l’on emporta les morceaux, plus douze couffins avec les restes de poissons. Et ceux qui avaient mangé les pains étaient cinq mille.
Dans un article précédent, on évoquait ce même épisode et on expliquait en quoi il s’agissait d’un véritable banquet, souligné par le parallèle avec le banquet macabre d’Hérode :
Mais, comme il y a beaucoup à dire sur ce passage biblique, on fait aujourd'hui un second épisode !
L'évangéliste Marc utilise exactement les mêmes verbes pour raconter les deux récits de la multiplication des pains et de la Cène. De la sorte, Marc glisse au lecteur averti une indication : ces deux textes se font écho.
Prenant alors les cinq pains et les deux poissons, il leva les yeux au ciel, il bénit et rompit les pains, et il les donnait à ses disciples pour les leur servir. Il partagea aussi les deux poissons entre tous.
Et tandis qu’ils mangeaient, il prit du pain, le bénit, le rompit, et le donna à ses disciples en disant : « Prenez, ceci est mon corps ».
En tissant un écho entre ces deux épisodes, Marc laisse entendre, par cette séquence de gestes, que cette multiplication des pains est une préfiguration du don eucharistique. Autrement dit : c’est déjà quelque chose de lui-même que Jésus donne à manger à la foule affamée dans le désert.
Nous avions également vu dans les noces de Cana un épisode de préfiguration eucharistique : Jésus change l’eau en vin, et le vin transformé était à comprendre déjà comme un don de soi à l’image du sang de la Cène.
Mais la construction littéraire de l’évangile de Marc est géniale à d’autres titres encore ! En effet, dans ce passage (Mc 6, 30-44), le Christ se présente comme un nouveau Moïse pour établir et éduquer un peuple :
Dans ce passage, l’évangéliste Marc tisse tout un réseau de références à Moïse pour qualifier le Christ :
et aussi :
En fait, apparenter la figure de Moïse à celle du Christ est très révélateur : pour les Chrétiens du premier siècle, dont l’évangéliste Marc fait partie, la venue du Christ s’inscrit dans l’enracinement juif. Les récits de l’Ancien Testament relatant la vie de Moïse sont autant d’annonces de l’accomplissement réalisé par le Messie attendu, en la personne de Jésus.
Ok, on le répète tout le temps chez PRIXM et c’est l’une de nos rengaines classiques, on avoue, mais on le redit quand même : il est intenable et idiot de séparer Ancien et Nouveau Testament.
L’Alliance de Dieu avec le peuple d’Israël n’est pas rompue avec la venue du Christ, elle est au contraire accomplie et assumée, d’où ce jeu de parallèles, par lequel l’évangéliste annonce le Christ comme le Sauveur, en reprenant des références qui résonnent tout spécialement dans l’oreille de son auditoire juif de l’époque.
Notons enfin que la structure Parole et Pain, présente aussi bien dans le récit de Moïse que dans le récit de la multiplication des pains, se retrouve dans la structure de la liturgie de la messe chez les Chrétiens :
Comme le rappellent le texte biblique du jour et bien des philosophies, l’acte de manger recèle une signification plus profonde encore que celle de subsister. Il est tout simplement question de se nourrir au sens existentiel, comme l'analyse Alexandre Schmemann (1921-1983), grand théologien orthodoxe :
« « L’homme est ce qu’il mange. » C’est le philosophe matérialiste allemand Feuerbach qui l’affirme… Ce disant il pensait avoir réglé leur compte à toutes les spéculations « idéalistes » sur la nature humaine. En fait, sans le savoir, il exprimait la conception la plus religieuse de l’homme. Car – bien avant Feuerbach – la Bible donnait la même définition de l’homme. On nous y présente l’homme, avant tout comme un être qui a faim. »
Alexandre Schmemann, Pour la vie du monde, Paris, Desclée de Breuwer, 1969
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