En quoi le banquet d'Hérode s'oppose-t-il au banquet de Jésus ? La multiplication des pains a-t-elle un lien avec la Cène ? Est-ce une scène eucharistique ?
Dans leur célèbre sketch « Jésus II, le retour », les 3 fantastiques humoristes des Inconnus livrent une parodie burlesque de la Passion du Christ. C’est la sublime phrase « Je n’ai jamais vu quelqu’un distribuer autant de pains » qui nous est venue à l'esprit en pensant à cet épisode de la multiplication des pains.
Mais cette parodie est d’abord une critique acerbe du discours marketing, à l’image du slogan « Jésus, 50% homme, 50% Dieu, 100% sauveur », qui est d’ailleurs une complète aberration théologique ! Ils laissent également poindre une satire des films hollywoodiens à la Sylvester Stallone, tout en puissance et en violence, tel un super-soldat américain invincible.
Bref, bien loin d’éclairer directement l’épisode biblique en question, ils donnent en revanche une occasion idéale pour revenir au texte et comprendre ce qu’il se passe lors de ce miracle de la multiplication des pains.
Ce texte de l'évangile de Marc raconte le miracle de la première multiplication des pains.
En débarquant, [Jésus] vit une foule nombreuse, et il eut pitié parce qu’ils étaient comme des brebis qui n’ont pas de berger, et il se mit à les enseigner longuement. L’heure étant déjà très avancée, ses disciples s’approchèrent et lui dirent :
— L’endroit est désert et l’heure est déjà très avancée, renvoie-les afin qu’ils aillent dans les fermes et les villages d’alentour s’acheter de quoi manger.
Et il leur répondit :
— Donnez-leur vous-mêmes à manger.
Ils lui disent :
— Faudra-t-il que nous allions acheter des pains pour deux cents deniers, afin de leur donner à manger ?
Il leur dit :
— Combien de pains avez-vous ? Allez voir.
S’étant informés, ils disent :
— Cinq, et deux poissons.
Alors il leur ordonna de les faire tous s’étendre par groupes de convives sur l’herbe verte. Et il s’allongèrent à terre par carrés de cent et de cinquante.
Prenant alors les cinq pains et les deux poissons, il leva les yeux au ciel, il bénit et rompit les pains, et il les donnait à ses disciples pour les leur servir. Il partagea aussi les deux poissons entre tous.
Tous mangèrent et furent rassasiés et l’on emporta les morceaux, plus douze couffins avec les restes de poissons. Et ceux qui avaient mangé les pains étaient cinq mille.
On pourrait dire bien des choses sur ce récit, mais ce qu'on veut mettre en lumière aujourd'hui, c'est la dimension festive de ce repas improvisé.
« Alors il leur ordonna de les faire tous s’étendre par groupes de convives sur l’herbe verte. Et il s’allongèrent à terre. » (Mc 6, 39)
En effet, le verbe grec anaklinai (qui signifie « s'allonger ») utilisé par l’évangéliste Marc désigne typiquement la position des convives lors d'un banquet. D’ailleurs, le mot symposion, signifiant « banquet », est employé pour désigner les « groupes de convives ».
Autrement dit : le vocabulaire employé par saint Marc a tout d’une description de repas de fête, un grand banquet offert par Jésus.
La multiplication des pains correspond donc à une scène de banquet offert par Jésus au bord du lac.
Or, cette scène est construite en écho et en opposition à l’épisode qui le précède directement : le banquet funèbre aboutissant à la mort de Jean-Baptiste (Mc 6, 14-29).
En effet, Hérode lui-même avait envoyé arrêter Jean, l'avait fait enchaîner en prison à cause d’Hérodiade, la femme de son frère Philippe, parce qu’il l'avait épousée. Jean en effet disait à Hérode :
— Il ne t’est pas permis d’avoir la femme de ton frère.
Or, Hérodiade avait [de la rancune] contre lui et voulait le faire mourir et elle ne le pouvait pas. Hérode en effet craignait Jean, sachant qu'il était un homme juste et saint, et il le gardait, et après l'avoir entendu il était souvent dans l'embarras, mais il l’écoutait avec plaisir. Et comme le jour propice était arrivé, Hérode, pour son anniversaire, fit un festin avec ses grands, les principaux de Galilée. Et, la fille d'Hérodiade elle-même étant entrée et ayant dansé, elle plut à Hérode et à ceux qui étaient à table avec lui. Le roi dit à la jeune fille :
— Demande-moi ce que tu veux et je te le donnerai.
Et il lui fit un serment :
— Tout ce que tu me demanderas, je te le donnerai, jusqu'à la moitié de mon royaume !
Et comme elle était sortie, elle dit à sa mère :
— Que demanderai-je ?
Et celle-ci dit :
— La tête de Jean le Baptiste.
Et comme elle était entrée, allant aussitôt en hâte vers le roi, elle lui fit sa requête, disant :
— Je veux que tu me donnes tout de suite sur un plateau la tête de Jean le Baptiste.
Et, profondément attristé, le roi, à cause des serments et à cause de ceux qui étaient à table avec lui, ne voulut pas la repousser et aussitôt ayant envoyé un garde, le roi lui commanda d’apporter la tête. Et il le décapita dans la prison. et il apporta sa tête sur un plateau et il la donna à la jeune fille et la jeune fille la donna à sa mère. L’ayant appris, ses disciples vinrent et importèrent son cadavre et le mirent dans un tombeau.
Ce que suggère la géniale construction littéraire orchestrée par saint Marc, c’est l’opposition entre deux types de royauté :
Remarquons que la séquence [martyre de Jean-Baptiste - multiplication des pains] est précisément conservée par les trois évangiles synoptiques (Matthieu, Marc, Luc).
L’opposition n’en est que plus marquée, entre deux types de repas :
Prenant alors les cinq pains et les deux poissons, il leva les yeux au ciel, il bénit et rompit les pains, et il les donnait à ses disciples pour les leur servir. (Mc 6, 41)
Tout comme lors du miracle de Cana en faisant mystérieusement participer les servants (Jn 2, 1-11), Jésus en passe par les Apôtres pour accomplir ses miracles.
C’est un signe de l’alliance que Dieu établit avec les hommes, et surtout de la responsabilité qu’il accorde à l’humanité, ici par les disciples en personne.
C’est là tout le paradoxe de Dieu tel qu’il se révèle dans la Bible :
C’est un enseignement décisif (dont on parlait déjà à propos du texte de la Création dans la Genèse) : Dieu tient à intégrer les hommes dans son œuvre de création et de rédemption.
Comme le souligne ce texte biblique et bien des épisodes au cours de la vie de Jésus, le moment du repas tient une place capitale dans la vie. Marguerite Yourcenar ne contredit pas ce point et offre cette sublime analyse quasi phénoménologique de l’acte de manger. Dans cet extrait, l’empereur Hadrien relate à son neveu sa lassitude et son refus de participer aux festins à Rome, tout en reconnaissant que l’acte de manger mérite un respect particulier :
« Ne me fais pas l’injure de me prendre pour un renonciateur : une opération qui a lieu deux ou trois fois par jour, et dont le but est d’alimenter la vie, mérite assurément tous nos soins. Manger un fruit, c’est faire entrer en soi un bel objet vivant, étranger, nourri et favorisé comme nous par la terre ; c’est consommer un sacrifice où nous nous préférons aux choses. Je n’ai jamais mordu dans une miche de pain des casernes sans m’émerveiller que cette concoction lourde et grossière sût se changer en sang, en chaleur, peut-être en courage. »
Marguerite Yourcenar (1903-1987), Mémoires d’Hadrien, Paris, Gallimard, 1974
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