Pourquoi Moïse quitte-t-il l'Égypte et s’enfuit-il direction Madiane ? Pourquoi Pharaon cherche-t-il à le tuer ? De quel crime est-il accusé ?
Dans le dessin animé Le Prince d’Égypte, réalisé par les studios DreamWorks en 1998, la grande sœur de Moïse (Myriam), en voyant que son frère est sauvé du Nil et adopté par la fille de Pharaon, nous annonce déjà un peu la suite en disant « Grandis mon p'tit frère, reviens un jour, pour nous sauver à ton tour »
Pourtant, le tour de Moïse ne vient pas tout de suite et il n’apparaît pas d’emblée comme un sauveur…
L’extrait ci-dessous fait directement suite au récit de la naissance de Moïse et son sauvetage par la fille de Pharaon. Ici, Moïse est adulte.
Et voici qu’en ces jours-là Moïse avait grandi. Étant sorti vers ses frères, vit leurs corvées et un homme égyptien qui frappait un homme hébreu, un de ses frères.
Il se tourna de-ci de-là et, voyant qu’il n’y avait personne, il frappa [à mort] l’Égyptien et le cacha dans le sable.
Il sortit le jour suivant et voici que deux hommes hébreux se battaient. Il dit au coupable :
— Pourquoi frappes-tu ton compagnon ?
Et il dit [à Moïse] :
— Qui t’a établi chef et juge sur nous ? Penses-tu me tuer comme tu as tué l’Égyptien ?
Moïse craignit et dit :
— Certainement l’affaire est connue.
Pharaon entendit parler de cette affaire et il chercha à tuer Moïse. Moïse s’enfuit de devant Pharaon et habita dans le pays de Madian et il s’assit près d’un puits.
Si vous avez loupé notre numéro sur l'esclavage en Égypte, foncez le découvrir ! Sinon, mini remise en contexte. L’histoire de Moïse commence très mal.
C’est dans ce contexte terrible que l’Exode nous raconte alors la naissance d’un petit garçon hébreu : Moïse (Ex 2, 1-11). Moïse, dont le nom signifie sauvé-des-eaux selon l’étymologie populaire, grandit dans une double culture, une double nationalité :
Que raconte ensuite le texte de l’Exode à propos de l’enfance, l’adolescence ou la vie de jeune pro de Moïse ? Eh bien… rien du tout.
« Et voici qu’en ces jours-là, Moïse avait grandi. » (Ex 2, 11a)
Le récit fait un bond dans le temps (il s'agit d'une « ellipse temporelle » pour le dire de façon savante), et voici que l’on retrouve Moïse bien plus tard — il a alors 40 ans. En effet, comme souvent dans la Bible, le narrateur ne raconte pas toute la vie des personnages, mais seulement les événements essentiels de l’histoire.
« Et voici qu’en ces jours-là, Moïse avait grandi. Étant sorti vers ses frères, il vit leurs corvées, et un homme égyptien qui frappait un homme hébreu, un de ses frères. Il se tourna de-ci de-là et, voyant qu’il n’y avait personne, il frappa à mort l’Égyptien et le cacha dans le sable. » (Ex 2, 11-12)
Il faut appeler les choses par leur nom : il s’agit d’un meurtre. Littéralement, Moïse tue un Égyptien.
Cet épisode est souvent occulté dans la culture commune, et on retient surtout de Moïse qu’il est le prophète par excellence, qu’il est le médiateur que Dieu choisit pour parler à son peuple… Or ce personnage est complexe et dynamique, façonné par les événements.
C’est d’ailleurs là un premier élément à retenir : le Livre de l’Exode est un récit, riche en rebondissements et péripéties.
Autrement dit : le chemin de Moïse n’est pas une route toute droite. C'est un sentier cabossé, un sentier qui parfois se perd en détours, qui parfois s’éloigne de son but. Comme celui du peuple d'Israël… Pour cela Moïse nous intéresse : son histoire est inspirante.
Le récit que vous venez de lire est dense, et il y a beaucoup à en dire. Retenons simplement 3 choses :
Moïse veut donc défendre son peuple. Plus encore, il semble ensuite endosser un costume de chef et de juge pour régler le différend entre deux Hébreux qui se battent.
Mais Moïse : 1) ne s’y prend pas bien ; 2) n’y arrive pas vraiment ; et finalement 3) n’est sans doute pas prêt ! En effet :
« Qui t’a établi chef et juge sur nous ? Penses-tu me tuer comme tu as tué l’Égyptien ? » (Ex 2, 14)
Et en effet, à ce moment de l’histoire, Moïse — au fond, simple justicier privé — n’a aucunement reçu pour mission d’être le chef et le juge des Hébreux. Elle viendra au chapitre suivant (Ex 3), lors du célèbre épisode dit du « buisson ardent ».
Si Moïse se sent un tempérament de chef et de juge (ce qu’il est en puissance), encore faut-il qu’il en soit pleinement investi. Et pour cela, il lui faudra du temps. Car pour l’instant, il n’est pas prêt — et surtout, il n’a pas été appelé à cette charge.
Finalement, ce court extrait relatant l’épisode peu reluisant du meurtre commis par Moïse a évidemment de quoi nous choquer — et il doit nous choquer. Mais il est aussi particulièrement remarquable que ce récit figure pourtant bel et bien dans le texte biblique, d’autant plus qu’il est logé entre deux moments forts de la vie de Moïse :
Car oui, un prophète aussi important que Moïse n’est pas exempt du mal et du péché : le meurtre de cet égyptien n’est pas un exemple à suivre.
Mais alors, pourquoi la Bible prend-elle le soin de raconter cet épisode ? Eh bien, pour montrer que Moïse n’est pas parfait, qu’il n’est pas une figure impeccable et sans faille.
Les histoires bibliques mettent en lumière les obscurités de l’âme humaine, y compris chez les personnes ayant une grande intimité avec Dieu — comme on l’explique d’ailleurs avec le roi David dans un superbe podcast.
Ainsi, Moïse (alias le plus grand des prophètes dans le judaïsme et le christianisme) est d’abord présenté comme un homme impulsif et violent.
En un sens, pour nous lecteurs de la Bible au XXIe siècle, c’est aussi rassurant : le chemin de la sainteté et de l’intimité avec Dieu ne suppose pas d’avoir une vie toute lisse et impeccable. Car Dieu appelle à lui les hommes et les femmes sans distinction de mérite ou de capacité. Preuve en est avec Moïse… qui, avant d'être appelé par Dieu, a donc un casier judiciaire bien rempli.
L’histoire de Moïse commence mal : il réchappe de peu au massacre des nouveaux-nés de sa génération. Comme l’exprime poétiquement l’écrivain italien Erri De Luca, la condition de rescapé de Moïse est aussi un motif supplémentaire de sa force et de sa rage de vivre :
« Au début, il y avait eu un désert, un massacre d’enfants en bas âge, à cause d’une maladie, d’une guerre ou d’autre chose. Lui en avait réchappé, l’énergie des disparus se concentre ainsi dans un reste sauvé. En lui, elle se déchaînait en même temps qu’une tristesse qui poussait au loin. Le désert, les sommets, c’est là que la gaieté refusée à ceux de son âge trouvait espace et défoulement. Il avait reçu une procuration pour vivre à leur place. Escalader, rester dans des bivouacs la nuit à scruter les étoiles, agrippé à une paroi en plein vent, monter à quatre pattes vers le haut : tout faisait partie du jeu de cache-cache dans la foule des enfants qui vivaient en lui. Tu es le seul à le faire, lui soufflaient-ils. Le dernier, pensait-il, d’une queue qui s’est perdue. Je suis la dernière vertèbre, mue par les vôtres invisibles. »
Erri De Luca, Et il dit, Paris, Gallimard, 2012, p. 17