Que raconte Jésus dans la parabole des « ouvriers de la onzième heure » ? Pourquoi les ouvriers du matin gagnent-ils autant que les derniers arrivés ? Dieu est-il injuste ?
Écrites par Jean-Jacques Goldman et interprétées par Céline Dion dans son album D’eux sorti 1995, les paroles du titre Les derniers seront les premiers sont une reprise directe d’une phrase prononcée par Jésus dans l'Évangile. Cette expression fait d’ailleurs partie des formules bibliques largement utilisées dans le langage courant.
Dans le prolongement de notre numéro de la semaine dernière, retournons justement lire le passage biblique à l’origine de cette formule bien connue !
Ce passage de l'évangile de Matthieu rapporte les paroles du Christ s'adressant à ses disciples dans une parabole, couramment « appelée parabole des ouvriers de la onzième heure ».
Pierre dit [à Jésus] :
— Voici, nous avons tout quitté et nous t'avons suivi : qu’en sera-t-il alors pour nous ?
Jésus dit alors [à ses disciples] :
— Amen je vous dis : vous qui m'avez suivi, au temps de la regénération, lorsque le Fils de l'homme siègera sur le trône de sa gloire, vous siègerez vous aussi sur douze trônes, jugeant les douze tribus d'Israël. Quiconque aura laissé maisons, ou frères, ou sœurs, ou père, ou mère, ou femme, ou enfants, ou champs, à cause de mon nom recevra le centuple et il héritera de la vie éternelle. Beaucoup de premiers seront derniers et de derniers premiers.
Car le royaume des cieux est semblable à un homme maître de maison qui sortit tôt le matin pour embaucher des ouvriers pour sa vigne. Étant convenu avec les ouvriers d’un denier par jour, il les envoya dans sa vigne.
Étant sorti vers la troisième heure, il en vit d’autres qui se tenaient oisifs sur la place publique il leur dit :
— Allez vous aussi à la vigne, je vous donnerai ce qui est juste.
Ils allèrent. De nouveau étant sorti vers la sixième et la neuvième heure il fit de même.
Vers la onzième heure, il sortit et il en trouva d’autres qui se tenaient là oisifs et leur dit :
— Pourquoi vous tenez-vous ici tout le jour oisifs ?
Ils lui disent :
— Parce que personne ne nous a embauchés.
Il leur dit :
— Allez vous aussi à la vigne et vous recevrez ce qui est juste.
Le soir venu, le seigneur de la vigne dit à son intendant :
— Appelle les ouvriers et rends-leur le salaire, en commençant par les derniers jusqu’aux premiers.
Étant venus, ceux de la onzième heure reçurent chacun un denier. Et en venant, les premiers pensèrent qu’ils recevraient plus, et ils reçurent eux aussi chacun un denier. En [le] recevant, ils murmuraient contre le maître de maison en disant :
— Ces derniers ont fait une heure et tu les as faits égaux à nous qui avons avons porté le poids du jour et de la chaleur.
Mais, répondant à l’un d’entre eux, il dit :
— Ami, je ne te fais pas de tort. N’es-tu pas convenu d’un denier avec moi ? Prends ce qui est à toi et va. Je veux donner à ce dernier comme à toi. Ou ne m’est-il pas permis de faire ce que je veux de ce qui est à moi ? Ton œil est-il mauvais parce que moi je suis bon ? Ainsi les derniers seront premiers et les premiers derniers. Car beaucoup sont appelés mais peu élus.
Cette semaine, notre éclairage se place dans le prolongement de notre numéro de la semaine dernière — foncez le lire si vous l'avez zappé !
Du point de vue des disciples qui écoutent cette parabole ou du lecteur qui découvre cette page d’Évangile, il y a une attente très forte portant sur la question du salaire et donc de la rétribution.
Or, à notre grand étonnement, le maître de maison donne à « ceux de la onzième heure » autant qu’aux « premiers » : un denier. L’auditeur ou le lecteur qui découvre cette parabole est bien vite tenté de prendre parti à la manière d’un avocat pour plaider en faveur des « premiers ». Pourquoi gagneraient-ils autant que les derniers alors qu'ils ont — eux — travaillé toute la journée ?
En effet, pourquoi n’avoir pas suivi la logique commune en réalisant des grilles de salaire proportionnelles au temps de travail ? Il paraît évident que celui qui a travaillé plus longtemps mérite de gagner plus. La plainte énoncée par les ouvriers de la première heure paraît donc plus que légitime :
« Ces derniers ont fait une heure et tu les as faits égaux à nous qui avons porté le poids du jour et de la chaleur » (Mt 20, 12)
Pourquoi Jésus présente-t-il Dieu à la manière d’un maître de maison injuste envers ses ouvriers ?
En fait, tout ce qui précède est correct, mais c’est oublier bien vite que cette parabole n’est absolument pas d’ordre économique !
Ainsi, le « contrat » dont il est question n’est pas un contrat entre employeur et salarié. Et même, au risque de choquer : le maître de maison, Dieu, n’a pas de dette envers les ouvriers qu’il embauche. Bien au contraire, c’est une grâce qu’il fait aux ouvriers de les embaucher — car ceux-ci sont oisifs et le travail que le maître de maison leur offre est une expression de sa considération à leur égard.
D’ailleurs, le maître de maison, qui semble se rendre coupable d’une injustice, ne prend pas pour justification l’argument de la productivité. Il ne se justifie pas en répondant que les ouvriers de la onzième heure ont été aussi efficaces en une heure que les ouvriers de la première heure ne l’ont été en une journée, d’où leur égal salaire.
Non, cet argument n’est pas avancé... précisément parce qu’il ne s’agit pas d’une controverse d’ordre économique. La réponse du maître de maison est tout-autre :
Attardons-nous tout simplement sur la lettre du texte. En répondant à l’un de ceux qui murmuraient, le maître de maison rappelle qu’il est juste :
« Ami, je ne te fais pas de tort. N’es-tu pas convenu d’un denier avec moi ? Prends ce qui est à toi et va. » (Mt 20, 13-14a).
À la manière de Socrate dans les dialogues platoniciens, le maître de maison commence par s’adresser à son interlocuteur en l'appelant « ami » – comme pour signifier qu’il lui veut du bien, qu’il le considère et ne le méprise pas.
Il procède ensuite à un simple rappel : il honore ce qui est convenu entre les ouvriers de la première heure et lui, ne leur fait pas faux bond et tient parole. En ce sens, il est juste.
Le maître de maison prolonge ensuite sa réponse pour montrer combien sa justice ne se fait pas sans bonté.
« Je veux donner à ce dernier comme à toi. Ou ne m’est-il pas permis de faire ce que je veux de ce qui est à moi ? Ton œil est-il mauvais parce que je suis bon ? » (Mt 20, 14b-15).
Jésus fait entendre à ses disciples et aux lecteurs de l’évangile une vérité sans doute vite oubliée : Dieu est libre et il engage sa liberté pour le bien des hommes. La liberté de Dieu se manifeste ici dans l’acte de sa volonté : « Je veux donner à ce dernier comme à toi ».
Enfin, typique d’une conclusion de parabole, la focale se retourne.
L’avant-dernière phrase de cette parabole est particulièrement percutante... puisque le mal dont il est question est précisément un mal qui s’insurge contre le bien au lieu de s’en réjouir. Ce qui est pointé du doigt, ici, c’est la jalousie :
« Ton œil est-il mauvais parce que je suis bon ? » (Mt 20, 15b).
Pour conclure, que retenir de cette parabole et d'un tel retournement de situation ? Qu'au moyen de ce détour narratif, Jésus annonce finalement la joie du Royaume. Car, pour le croyant, être envoyé à la vigne, c'est d'abord être appelé par Dieu.
En ce sens, cette parabole est très proche de celle dite du « Fils prodigue » (Lc 15, 11-32), où Jésus s’attache à renvoyer dos à dos les profiteurs et les frustrés, montrant qu’une chose prime : se réjouir d’être auprès du Père, se réjouir d’être à la vigne. En un mot, se réjouir d’être auprès de Dieu. Car Dieu ne cesse pas de venir chercher les ouvriers là où ils sont.
« Le royaume des cieux est comparable à un homme maître de maison qui sortit tôt le matin pour embaucher des ouvriers pour sa vigne » (Mt 20, 1)
Loin de la jalousie, concluons notre numéro avec les mots de Saint-Exupéry évoquant la fierté qu’on éprouve face aux grandeurs d’autrui – ce qu’il nomme « responsabilité » en songeant ici à son ami Henri Guillaumet :
« Sa véritable qualité n’est point dans son courage. Sa grandeur, c’est de se sentir responsable. Responsable de lui, du courrier et des camarades qui espèrent. Il tient dans ses mains leur peine ou leur joie. Responsable de ce qui se bâtit de neuf, là-bas, chez les vivants, à quoi il doit participer. Responsable un peu du destin des hommes, dans la mesure de son travail. Il fait partie des êtres larges qui acceptent de couvrir de larges horizons de leur feuillage. Être homme, c’est précisément être responsable. C’est connaître la honte en face d’une misère qui ne semblait pas dépendre de soi. C’est être fier d’une victoire que les camarades ont remportée. C’est sentir, en posant sa pierre, que l’on contribue à bâtir le monde. »
Antoine de Saint-Exupéry, Terre des hommes, Paris, Gallimard, 1939, éd. Folio p. 47