D’où vient l’expression « les derniers seront les premiers » ? Dans quel contexte Jésus prononce-t-il cette phrase ? Qu’est-ce que cela signifie ?
Les expressions du langage courant sont parfois tissées de références inconnues ou oubliées. C’est typiquement le cas de l’expression « les derniers seront les premiers » (ou sa réciproque « les premiers seront les derniers »)... car, avant de devenir une sorte de proverbe populaire, il s'agit d'une phrase énoncée par le Christ dans les évangiles !
Preuve que cette formule vient habiter le plus commun de notre univers culturel, elle est abondamment reprise dans les paroles des rappeurs contemporains, à l’instar de Booba dans son album Lunatic sorti en 2010. La phrase vient d’ailleurs conclure le morceau du même nom : « Les derniers seront les premiers ».
Pour en revenir à l’origine de l’expression, replongeons justement dans la parabole que Jésus raconte dans l’évangile de Matthieu. Et c’est toute une histoire !
Le passage suivant se déroule vers la fin de la vie publique de Jésus, juste avant son entrée à Jérusalem. Adressée à ses disciples, il s’agit d’une parabole racontée par Jésus en réponse à une question de l’apôtre Pierre.
Pierre lui dit :
— Voici, nous avons tout quitté et nous t'avons suivi : qu’en sera-t-il alors pour nous ?
Jésus dit alors à ses disciples :
— Amen je vous dis : vous qui m'avez suivi, au temps de la regénération, lorsque le Fils de l'homme siègera sur le trône de sa gloire, vous siègerez vous aussi sur douze trônes, jugeant les douze tribus d'Israël. Quiconque aura laissé maisons, ou frères, ou sœurs, ou père, ou mère, ou femme, ou enfants, ou champs, à cause de mon nom recevra le centuple et il héritera de la vie éternelle. Beaucoup de premiers seront derniers et de derniers premiers.
Car le royaume des cieux est semblable à un maître de maison qui sortit tôt le matin pour embaucher des ouvriers pour sa vigne. Étant convenu avec les ouvriers d’un denier par jour, il les envoya dans sa vigne.
Étant sorti vers la troisième heure, il en vit d’autres qui se tenaient oisifs sur la place publique il leur dit :
— Allez vous aussi à la vigne, je vous donnerai ce qui est juste.
Ils allèrent. De nouveau étant sorti vers la sixième et la neuvième heure il fit de même.
Vers la onzième heure il sortit et il en trouva d’autres qui se tenaient là oisifs et leur dit :
— Pourquoi vous tenez-vous ici tout le jour oisifs ?
Ils lui disent :
— Parce que personne ne nous a embauchés.
Il leur dit :
— Allez vous aussi à la vigne et vous recevrez ce qui est juste.
Le soir venu le seigneur de la vigne dit à son intendant :
— Appelle les ouvriers et rends-leur le salaire, en commençant par les derniers jusqu’aux premiers.
Étant venus, ceux de la onzième heure reçurent chacun un denier. Et en venant, les premiers pensèrent qu’ils recevraient plus, et ils reçurent eux aussi chacun un denier. En le recevant, ils murmuraient contre le maître de maison en disant :
— Ces derniers ont fait une heure et tu les as faits égaux à nous qui avons avons porté le poids du jour et de la chaleur.
Mais, répondant à l’un d’entre eux, il dit :
— Ami, je ne te fais pas de tort. N’es-tu pas convenu d’un denier avec moi ? Prends ce qui est à toi et va. Je veux donner à ce dernier comme à toi. Ou ne m’est-il pas permis de faire ce que je veux de ce qui est à moi ? Ton œil est-il mauvais parce que moi je suis bon ? Ainsi les derniers seront premiers et les premiers derniers. Car beaucoup sont appelés mais peu élus.
Cette histoire des « ouvriers de la onzième heure » (Mt 20, 1-16) fait suite à une question posée par Pierre au chapitre précédent : « Voici, nous avons tout quitté et nous t'avons suivi : qu’en sera-t-il alors pour nous ? » (Mt 19, 27). Jésus y répond et enseigne alors ses disciples sous forme de parabole en inventant ce récit imagé.
L’évangéliste Matthieu compose une « inclusion » pour assurer un effet stylistique de répétition. *Oui on sait, utiliser du vocabulaire de bibliste ça fait stylé et un peu pédant. Mais pas de panique, on s’explique :
C'est tout le sens d'une inclusion : former un « cadre » qui met en évidence un passage. On est donc prévenu, il ne faut précisément pas détacher cette parabole du contexte dans lequel elle survient, sans quoi on court le risque de passer à côté de sa pleine signification.
Juste après la phrase d’inclusion, le premier verset de la parabole est capital : il en donne la visée et pose les éléments de situation. Jésus recourt ici à une comparaison :
« Le royaume des cieux est comparable à un homme maître de maison qui sortit tôt le matin pour embaucher des ouvriers pour sa vigne. » (Mt 20,1)
Comme nous le montrerons à l’issue de notre analyse, cette seule phrase récapitule déjà le sens de toute la parabole. Et elle est symboliquement très puissante.
La particularité du maître de maison est déjà précisée délicatement dès le premier verset : « [il] sortit tôt le matin ». De fait, il s’agit d’un verbe de mouvement, que l’on retrouve à chaque heure de la journée pour rythmer cette première partie de parabole :
Bref, le maître de maison, alias Dieu dans la comparaison que dresse Jésus, n’arrête pas de bouger. Ok, mais qu’est-ce que ça signifie ?
Réponse : la répétition explicite du même verbe et de l’horaire en cours reflète la patience et l’inlassable activité du maître de maison, qui est à l’initiative et qui va au-devant des ouvriers pour les inviter à travailler dans sa vigne. Ainsi, le contraste est très net entre :
Les zones d’ombre du récit permettent également d’en interroger le sens : sait-on seulement si le maître de maison a besoin de plus d’ouvriers pour travailler à sa vigne ? Justement, rien de cela n'est précisé dans le texte. Ce silence laisse donc ouverte l’interprétation suivante : Dieu, en bon maître de maison, a plus souci des ouvriers oisifs que du travail produit à la vigne.
Cela montre la considération et la reconnaissance envers les ouvriers : ils ne sont pas tenus pour rien, ils ne sont pas méprisés, ils ne sont pas laissés à eux-mêmes.
Ces premiers indices semblent ouvrir la voie à une meilleure compréhension de ce passage biblique compliqué : il ne s’agit pas vraiment d’une parabole à propos de la gestion économique ou de la valeur du travail…
Ce détour énigmatique via une surprenante « petite histoire » a pour but de nous faire dépasser la première impression – qui prend bien souvent la forme de l’incompréhension ou de l’indignation.
Il est bien évident que la question de « ce qui est juste » anime cette parabole. Du point de vue des auditeurs, la question sous-jacente est la suivante : comment donner à chacun ce qu’il mérite, tout en prenant en considération que certains ont commencé à travailler dès le petit matin, d’autres vers la troisième heure, d’autres vers la sixième heure, d’autre vers la neuvième heure et d’autres enfin vers la onzième heure ?
Le premier élément de réponse, avant même de se pencher sur la conclusion du passage, tient à deux petites remarques :
Effectivement, le maître – et donc Dieu – ne paie pas chacun selon ses mérites mais cela ne veut pas dire pour autant que Dieu est injuste. Jésus n'expose pas la justice du maître mais sa bonté. Dieu est bon, pour 3 raisons au moins :
Nous n'avons pas fini d'éclairer cette énigmatique parabole. Comme il y a encore et toujours beaucoup à dire, on a décidé d'en faire un second épisode. Découvrez la suite :
Concluons ce numéro avec les mots d'Irénée de Lyon (130-200), théologien et Père de l'Église du IIe siècle — mais également évêque de Lyon (comme son nom l'indique).
« La parabole des ouvriers envoyés à la vigne à des moments différents montre qu’il n’y a qu’un seul et même Maître de maison, qui a appelé les uns aussitôt, dès le début de la formation du monde, d’autres par la suite, d’autres vers le milieu du temps, d’autres quand les temps étaient déjà avancés, et d’autres encore tout à la fin. De la sorte, nombreux sont les ouvriers selon leurs époques, mais unique est le Maître de maison qui les appelle. [...] Il n’y a en effet qu’une seule vigne, parce qu’il n’y a aussi qu’une seule justice ; il n’y a qu’un seul intendant, car unique est l’Esprit de Dieu qui administre toutes choses. »
Irénée de Lyon, Contre les hérésies (4,36,7), Paris : Cerf, coll. Sources Chrétiennes, 1952-1982, éd. et trad. François Sagnard, Adelin Rousseau et Louis Doutreleau