En quoi l’évangéliste Luc se présente-t-il comme un historien ? Qui est saint Luc et quel est le but de son évangile ? À qui s'adresse-t-il ?
Ce refrain revient si souvent qu’il en devient presque une tarte à la crème chez PRIXM, mais on assume : beaucoup de prénoms contemporains sont d’origine biblique.
Ainsi en est-il du prénom Lucas, comme le latéral de l’Équipe de France Lucas Hernandez, numéro 21 floqué sur son maillot et champion du monde 2018 sous la houlette du coach Didier Deschamps. En fait, Luc est une forme dérivée du prénom Lucas. Et Luc n’est ni plus ni moins que le nom de l’un des quatre évangélistes.
Allez, comme une frappe qui finit au fond des filets après une telle passe décisive... direction l’évangile de Luc !
Les quatre petits versets qui suivent sont les premiers mots qui ouvrent l’évangile de Luc. Il date environ des années 80 (après Jésus-Christ !).
Beaucoup ont entrepris de composer un récit des choses accomplies parmi nous, conformément à ce que nous ont transmis ceux qui, dès le commencement, ont été témoins oculaires et serviteurs du Logos.
Il m’a paru bon à moi aussi, après avoir tout suivi exactement depuis le début, d’en écrire pour toi le récit ordonné, excellent Théophile, afin que tu reconnaisses la sûreté des paroles que l’on t’a enseignées.
L’ouverture du premier chapitre de l’évangile de saint Luc est étonnante. Si vous les avez lus en diagonale, on vous invite à relire ces quatre versets avec attention.
Ils donnent des informations précieuses sur le contexte de rédaction et le but que se donne l’auteur : Luc souhaite réaliser une biographie de Jésus historiquement située.
Il indique d'ailleurs clairement qu’il n’est pas le premier à réaliser ce projet. Pour certains exégètes, par la mention du « beaucoup ont entrepris », Luc fait notamment référence à l’évangile de Marc (qui constitue historiquement le premier évangile, rédigé autour des années 60-70).
Luc indique surtout que les « choses accomplies parmi nous » relèvent d’un évènement. En l’occurrence, Luc désigne non seulement les événements de la vie du Christ jusqu’à sa mort et sa Résurrection, mais aussi les premiers temps de « l’Église ».
Environ 50 ans après la mort de Jésus, un homme de culture grecque, Luc, écrit une sorte de biographie. Précisons que Luc n'a pas connu Jésus de son vivant.
Pourquoi écrit-il ? D’abord, parce qu’il s’est passé quelque chose — et parce que cela mérite d’être annoncé ! D’ailleurs, Luc se présente et travaille comme un historien rigoureux.
Et réunissant des logia attribuées à Jésus (autrement dit des citations, à l’image d’homélies et de paraboles) et les événements d’importance, Luc compose un récit de type biographique.
En digne auteur grec, Luc est influencé par les bioi, c’est-à-dire les récits de vies de personnages illustres. Il s’agissait d’un genre littéraire très fréquent à l’époque. Ainsi, Luc compose la « biographie de Jésus » sur le modèle de ce qu’il connaît, c’est-à-dire à la manière de Plutarque ou Suétone.
En ce sens, Luc se présente de manière exactement contraire à ce qu’on appellerait aujourd’hui un « illuminé ». Il écrit des années après les événements qu’il raconte, et reconnaît ne pas être sa propre source. Autrement dit : il se place sur un plan humain, tel un historien qui cite ses sources en bas de page.
À rebours d'un propagateur de fake news, Luc cherche et convoque des sources pour appuyer, étayer et certifier son témoignage. Ainsi, ces quatre versets de prologue indiquent l’extrême attention qu’il accorde aux sources qui assurent la fiabilité de son récit.
Pour mettre en évidence le souci qu’a Luc de présenter son récit comme la chronique d’un événement historique, et non comme un récit légendaire ou une fiction à partir d’un événement passé, relevons tout le champ lexical du témoignage et de la véracité :
« Beaucoup ont entrepris de composer un récit des choses accomplies parmi nous, conformément à ce que nous ont transmis ceux qui dès le commencement ont été témoins oculaires et serviteurs du Logos. Il m’a paru bon à moi aussi, après avoir tout suivi exactement depuis le début, d’en écrire pour toi le récit ordonné, excellent Théophile, afin que tu reconnaisses la sûreté des paroles que l’on t’a enseignées. » (Lc 1, 1-4)
Luc donne l’origine de ses sources : il s’agit des « témoins oculaires », c’est-à-dire des contemporains du Christ, qui l’ont vu, qui l’ont entendu, qui l'ont touché, qui l’ont senti (et même qui l’ont *mangé pour les Apôtres présents à la Cène)...
Bref, de façon empirique, tous leurs sens peuvent attester de la vérité (et de la véracité) de ce qu’ils rapportent : un homme du nom de Jésus a grandi à Nazareth, a parlé, a guéri des malades, a enseigné à la synagogue, est mort à Jérusalem… et est ressuscité trois jours plus tard.
Luc constitue un évangile à partir du témoignage d’hommes pour qui les événements ont été palpables, factuels, vérifiables.
La question, pour nous, repose donc sur la confiance accordée à ces témoins, et à la chaîne de transmission et de témoignages qui s’est constituée :
Auteur de l’un des quatre récits que l’Église a plus tard appelés « évangiles », Luc n’est pas un anonyme : c'est un médecin qui vécut vers la fin du premier siècle.
Comment sait-on qu’il était médecin ? Eh bien, parce qu’il était connu des premières communautés chrétiennes, et qu’il a été un proche collaborateur de Paul. En effet, s’adressant à la communauté de Colosses (en Turquie actuelle), Paul évoque Luc avec affection :
« Vous avez la salutation de Luc, le médecin bien-aimé. » (Col 4, 14)
De même, vers la fin du IIe siècle, Irénée de Lyon parle de Luc en ces termes* (*Irénée de Lyon (ca 140-200), Adversus Haeresis, III, 1, 1, SC 211, Cerf, 1974, trad. Adelin Rousseau et Louis Doutreleau) : « [Luc], le compagnon de Paul qui consigna dans un livre l’évangile que Paul préchait »
Médecin grec, Luc est issu d’un milieu païen. Autrement dit : il n’est pas d'origine juive. Mais il connaît très bien la Bible, qu'il lit dans la version grecque la plus courante à l’époque et qu'on appelle la Septante.
Ce n’est pas tout ! Les évangiles s’arrêtent au récit de la Résurrection, mais il y a une suite ! La suite, en l’occurrence, c’est l’Ascension (la montée de Jésus au ciel), la Pentecôte (le don de l’Esprit Saint), puis l’histoire des premiers Apôtres et l’histoire de l’Église…
Or, Luc n’est pas seulement l’auteur d’un évangile, il est également l’auteur d'un second livre, les Actes des Apôtres (à savoir, le livre qui suit les quatre évangiles, dans l’ordre de la Bible chrétienne) :
« Théophile, j’ai raconté dans le premier livre tout ce que Jésus a fait et enseigné jusqu’au jour où, après avoir donné par l’Esprit Saint ses ordres aux apôtres qu’il avait choisis, il fut enlevé. Et c’est à eux qu’il se présenta vivant après sa passion, avec de nombreuses preuves, durant quarante jours, leur apparaissant et leur disant ce qui concernait le royaume de Dieu. » (Ac 1, 1-3)
Particularité du « troisième évangile » (*c’est le nom que les biblistes lui donnent parfois, en référence à l’ordre traditionnel : Matthieu ; Marc ; Luc ; Jean), Luc est le seul à dire « je » et à engager sa propre personne dans son texte.
S’il dit « Je », Luc s’adresse à un « Tu » qui n’est pas anonyme ou indéterminé. En effet, le prologue de l’évangile de Luc (tout comme le prologue des Actes) est adressé à un certain Théophile. Et ce détail est tout simplement génial…
Dans son texte, Luc intègre donc son lecteur, son auditeur, celui à qui il s’adresse. Mais il laisse ses personnages présenter le héros dont il écrit la biographie. C’est par les yeux et la compréhension des témoins de Jésus que les lecteurs sont amenés à rencontrer ce dernier.
Ainsi, Luc met en place une sorte de pacte de lecture entre le narrateur et le lecteur : il tient une parole au sujet de la Parole, faisant entrer le lecteur avec lui dans une démarche de foi. Ainsi, Luc amène son lecteur à vérifier que tout ce qu’il a dit est vrai, pour qu’il puisse librement croire ce qu’il dit.
Finalement, l’ambition de l’évangile de Luc est de dire qui est Jésus, de susciter la foi et de dire comment le lecteur peut devenir disciple : les mentions historiques sont au service de la théologie et de la foi.
Concluons notre numéro avec la plume lumineuse d’un philosophe qui nous est cher : Emmanuel Levinas. Dans un essai aussi dense que magnifique intitulé Totalité et infini, il se penche, notamment, sur le sens métaphysique de la relation « Je-Tu » :
« L’attention est attention à quelque chose parce qu’elle est attention à quelqu’un. »
Emmanuel Levinas (1906-1995), Totalité et infini, essai sur l’extériorité, Martinus Nijhoff, 1971, p. 90
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