En quoi les évangiles sont-ils différents des textes de l’époque ? Qu’est-ce qui fait leur spécificité ? Est-ce seulement de la littérature ? Est-ce seulement des récits historiques ?
Dans son album Fight for Your Mind sorti en 1995, le chanteur et guitariste Ben Harper compose une véritable ode à l’Évangile avec son titre Power of The Gospel !
"It's the eyes for the blind and legs for the lame / It is love for hate and pride for shame / That's the power of the Gospel"
« C'est les yeux pour des aveugles et des jambes pour les boiteux / C'est l'amour contre la haine et la fierté pour la honte / C'est la puissance de l'Évangile »
La semaine dernière, on s’est penché en détail sur l’origine et la signification du mot « évangile » dans la culture gréco-romaine antique, ainsi que sur l’usage d’un mot hébreu dans l’Ancien Testament. Aujourd’hui, nous prolongeons notre éclairage avec un nouveau numéro !
Notre question directrice est gigantesque et passionnante, et en même temps très simple et très frontale : quels liens les évangiles ont-ils avec l’histoire et la littérature ?
Ce passage est le premier verset du premier chapitre de l’évangile de Marc. Ce n'est pas long à lire et ça semble anodin, mais il y a en réalité beaucoup à dire.
« Commencement de l’Évangile de Jésus Christ Fils de Dieu. »
Comme nous le disions dans l’épisode #1 de cette mini-série, les évangiles relèvent du genre de la biographie – tout en constituant un type de biographie très spéciale… Cette spécificité se remarque dès lors qu’on compare les évangiles avec les textes des cultures de l’époque.
Première spécificité d’importance : les évangiles se distinguent par leur insistance sur l'importance de ce qui s'est passé. En effet, ils proclament les hommes sauvés, non pas par des idées ou des convictions, mais par ce que Dieu a fait en Jésus.
En comparaison avec l'Ancien Testament, le Nouveau Testament inaugure un nouveau rapport à l’histoire. En effet, la fiabilité des traditions orales est évidemment différente entre l’Ancien et le Nouveau Testament :
En ce sens, l’intérêt des disciples pour la personne et l’histoire de Jésus ainsi que leur soin à composer une biographie historiquement située sont exceptionnels.
L'une des grandes spécificités des évangiles est aussi le mouvement de mémorisation que Jésus déclenche. À titre de comparaison, on ne sait que très peu de choses sur les rabbis contemporains du Christ. Leur vie n’intéresse pas et leur enseignement n’est retenu que comme élément dans un ensemble plus vaste. Mais ça va plus loin : dans le cas des évangiles, ce n’est pas seulement l’enseignement de Jésus qui devient objet de mise à l’écrit, mais sa vie. Autrement dit :
Pour les Chrétiens, cette précision revêt une importance capitale puisque Jésus se révèle par excellence dans une double action silencieuse – sa mort et sa résurrection.
Même lus comme de simples monuments littéraires, les évangiles portent la marque d'une nouveauté absolue, complètement affranchie des codes de la littérature antique. Et pour cause ! Ils subvertissent l’immuable hiérarchie des genres.
Historiquement, les évangiles furent les premiers textes à placer des sentiments très élevés dans des personnages très ordinaires, comme l’a montré le philologue et critique littéraire Erich Auerbach dans un passage devenu célèbre (*célèbre dans le petit monde de l’érudition biblique en tout cas !) sur les larmes de Pierre lorsqu'il entend le chant du coq.
Très concrètement, les évangélistes racontent des débats moraux et spirituels vécus par… des personnages tirés du commun des mortels, et non pas vécus par des héros séparés de l’humanité en raison de leur divinité ou demi-divinité comme les récits d’Homère et autres épopées de la mythologie grecque par exemple.
D’ailleurs, les personnages de l’évangile ne sont pas des figures plates, ni statiques, ni typiques, mais des figures dynamiques et fortement individualisées. Ce genre d’indice laisse entrevoir le profond ancrage historique des récits. Autrement dit, les évangiles ont vraiment à voir avec l’histoire vécue.
Que les évangiles aient marqué un tournant dans l’histoire littéraire occidentale ne suffit pas à les réduire à « de la littérature », à la fiction. D'ailleurs, l’absence des procédés attendus selon les canons littéraires de l’époque empêchent d’imaginer le narrateur évangélique comme un littérateur.
Finalement, les évangiles se présentent à la fois :
Les quatre évangiles se réfèrent donc à la vie de Jésus de manières diverses : tantôt descriptive, tantôt symbolique, tantôt chronologique. De cette façon, l'évangile déploie une stratégie littéraire pour faire faire aux lecteurs une expérience semblable à celle des disciples.
L'unique Bonne Nouvelle de Jésus-Christ est contenue dans les quatre évangiles canoniques. Autrement dit : l’évangile contient l’Évangile.
Avant de finir en beauté, nous remercions plus que chaleureusement les Frères dominicains de l’École Biblique et Archéologique Française de Jérusalem, et spécialement le Frère Olivier-Thomas Venard, pour cet éclairage de maître et de haute voltige !
Dans un élan de poésie, reprenons les mots de Christian Bobin. Ils évoquent l’histoire passée du Christ autant que son actualité :
« Rien ne se remet de son passage et son passage ne finit pas. Ils sont quatre d’abord à écrire sur lui. Ils ont, quand ils écrivent, soixante ans de retard sur l’événement de son passage. Soixante ans au moins. Nous en avons beaucoup plus, deux mille. Tout ce qui peut être dit sur cet homme est en retard sur lui. Il garde une foulée d’avance et sa parole est comme lui, sans cesse en mouvement, sans fin dans le mouvement de tout donner d’elle-même. Deux mille ans après lui, c’est comme soixante. Il vient de passer et les jardins d’Israël frémissent encore de son passage. »
Christian Bobin (1951-2022), L’homme qui marche, Paris, Le Temps qu’il fait, 1995, p. 8