Jacob joue-t-il un sale coup à son frère en s'attribuant le droit d'aînesse d'Esaü ? Est-ce un mensonge ou un acte de courage et de responsabilité ?
« Qui part à la chasse perd sa place ! »
Si la mythologie romaine regorge de personnages qui chassent, comme ici avec la déesse Diane chasseresse, l'expression « qui va à la chasse perd sa place » provient directement... de la Bible !
Un homme part à la chasse. Lorsqu'il revient, il réalise que son frère cadet lui a pris sa place d'aîné. Allez, on vous fait (re)-découvrir cet épisode biblique !
Dans un autre article, nous vous montrons comment Jacob rachète son droit d’aînesse à Esaü.
Mais, une fois acheté, il doit encore faire reconnaître ce droit par Isaac son père. Pour cela, conseillé par sa mère qui a un faible pour lui, il feinte et se fait passer pour son aîné, car Isaac est plus susceptible de bénir Esaü son premier-né en tant qu'aîné que de bénir le cadet, Jacob... Ici, Jacob s’est déguisé en se recouvrant de poils (son frère était plus poilu que lui).
Jacob vint vers son père et dit :
— Mon père
Et Isaac dit :
— Me voici, qui es-tu mon fils ?
Et Jacob dit à son père :
– Je suis Esaü ton premier-né, j’ai fait comme tu m’as dit. Lève-toi donc, assieds-toi et mange de mon gibier pour que ton âme me bénisse. […]
Et Isaac dit à Jacob :
– Approche donc et je te tâterai mon fils. Es-tu bien mon fils Esaü ou non ?
Et Jacob s’approcha d’Isaac son père et il le tâta et dit :
— La voix est la voix de Jacob et les mains sont les mains d’Esaü.
Et il ne le reconnut pas car ses mains étaient velues comme les mains d’Esaü son frère. Et il le bénit. Et il lui dit :
— Es-tu mon fils Esaü ?
Il répondit :
— Je le suis. […]
Et Isaac son père lui dit :
— Approche-toi donc et embrasse-moi mon fils.
Et il s’approcha et il l'embrassa. Et quand il sentit l’odeur de ses vêtements et il le bénit et dit :
— Regarde, l’odeur de mon fils est comme l’odeur d’un champ qu’a béni YHWH. […] Que des peuples te servent et que des peuplades se prosternent devant toi. Sois le chef de tes frères et que les fils de ta mère se prosternent devant toi. Maudit soit qui te maudira, et béni soit qui te bénira !
Isaac avait achevé de bénir Jacob, et Jacob venait de quitter Isaac, son père, lorsqu’Esaü, son frère, revint de la chasse […] et il dit à son père :
— […] Que ton âme me bénisse !
Et Isaac son père lui dit :
— Qui es-tu ?
Et il répondit :
— Ton fils ton premier-né, Esaü?
Et Isaac tressaillit d’une grande terreur et il dit :
— Qui donc est le chasseur de gibier et celui qui m’en a apporté ? J’en ai mangé avant que tu ne viennes et je l’ai béni. Aussi sera-t-il béni.
Lorsqu’Esaü eut entendu les paroles de son père, il jeta un grand cri, une plainte très amère, et il dit à son père :
— Bénis-moi aussi mon père.
Isaac dit :
— Ton frère est venu par ruse, et il a pris ta bénédiction !
Esaü dit :
— Est-ce parce qu’on l’appelle Jacob qu’il m’a supplanté deux fois ? Il a pris mon droit d’aînesse, et voilà maintenant qu’il a pris ma bénédiction ! Il ajouta :
— N’as-tu pas réservé pour moi une bénédiction ?
Isaac répondit et dit à Esaü :
— Voici, je l’ai établi ton maître et je lui ai donné tous ses frères pour serviteurs […] ; et pour toi donc, que puis-je faire, mon fils ?
Esaü dit à son père :
— N’as-tu que cette seule bénédiction, mon père ? Bénis-moi, moi aussi, mon père ! Et Esaü éleva la voix et pleura. […]
Esaü conçut de la haine contre Jacob à cause de la bénédiction que son père lui avait donnée, et Esaü dit en son cœur :
— Les jours où je ferai le deuil de mon père approchent ; alors je tuerai Jacob, mon frère.
👉 Mais pour que ce droit racheté à son frère ait une quelconque valeur, il faut encore qu’il le fasse reconnaître par son père Isaac en obtenant sa bénédiction.
« Qui es-tu mon fils ?
Et Jacob dit à son père : "Je suis Esaü, ton premier-né" » (Gn 27, 18-19)
Pour faire valoir son droit d’aîné, Jacob accepte de se faire passer pour Esaü et ment. C'est, ni plus ni moins, une usurpation d’identité.
La Bible met particulièrement en valeur ce mensonge en présentant :
👉 Au cas où vous en vouliez plus, on vous parle de Jacob en soulignant que c’est lui qui sera appelé Israël par Dieu, fondant ainsi un très grand peuple (c’est ici).
Du coup, on s’est posé 2 questions :
Rachi, grand exégète juif du Moyen-Âge, décrit Esaü le frère de Jacob comme un homme violent. Excellent chasseur, qui aurait aussi été habile pour tuer.
L’épisode du rachat du droit d’aînesse dont on a parlé la semaine dernière, montrait que ce même Esaü n’avait pas un grand sens des responsabilités puisqu’il était prêt à les abandonner contre un plat de lentilles. 🍜
Avec Esaü, on parle donc d’un gars lâche et violent...
Face à lui, Jacob n’est pas un lâche. Une fois qu'il a constaté les défauts de son frère, ses manquements au rôle qu’il doit assumer, il est prêt à tout pour prendre et assumer ces responsabilités :
👉 L’Écriture n’est pas un recueil de bons sentiments ni de gentilles historiettes. L’immoralité apparente de Jacob n’en est pas une et son père Isaac, découvrant la supercherie adoubera finalement l’initiative de Jacob.
Emmanuel Levinas, grand philosophe juif du siècle dernier, voit dans l’action de Jacob une manifestation de ce qu'il appelle « l’assomption des affaires d'autrui. » Jacob est celui qui assume autrui, qui prend à son compte ce qui apparemment ne le concerne pas.
« Jacob revêtant le vêtement du violent Esaü n'endosse-t-il pas les responsabilités de son frère ? Comment se préserver du mal ? En assumant les uns la responsabilité des autres. Les hommes ne sont pas seulement, et dans leur ultime essence, des 'pour soi', mais des 'pour les autres' et ce 'pour les autres' doit se penser avec acuité. [...] Rien n'est plus étranger à moi qu'autrui, rien n'est plus intime que moi à moi-même. [...] Je peux être responsable pour ce que je n'ai pas commis et assumer une misère qui n'est pas la mienne »
Emmanuel Levinas (1906-1995), Nouvelles Lectures talmudiques, 1974
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