Qu’est-ce que le « lévirat » ? Pourquoi Tamar se fait-elle passer pour une prostituée auprès de Juda dans le livre de la Genèse ? Quel lien y a-t-il entre Tamar et Jésus ?
Pour être honnêtes, on n’aime pas beaucoup le titre Lemon chanté par Pharell Williams et Rihanna. On préfère carrément le titre Happy, c’est sûr. Mais dans Lemon, Pharell Williams commence par faire siens les mots du Christ : « La vérité vous rendra libre », puis il enchaîne : « mais d’abord elle vous fera ch*** ».
C’est à peu près ce qu’a dû ressentir Juda devant la manifestation de la vérité que lui apporta sa belle-fille Tamar.
Dans la liste généalogique de Jésus donné par l'Évangile de Matthieu on trouve peu de noms de femmes. Parmi celles-ci, une certaine Tamar est mentionnée. Du coup, on a voulu découvrir ce que l'Ancien Testament pouvait nous apprendre sur son compte. On vous invite à lire ce texte très long qui se déguste comme une petite nouvelle.
Et Juda prit une femme pour Er son premier-né et son nom [est] Tamar. Et il arriva qu'Er, le premier-né de Juda, fut déplaisant aux yeux de YHWH et YHWH le fit mourir.
Et Juda dit à son fils Onân :
— Va vers la femme de ton frère et remplis ton devoir de beau-frère envers elle et fais lever une union avec elle et fais lever une descendance à ton frère.
Et Onân savait que la descendance ne serait pas à lui et il advint que, lorsqu’il allait vers la femme de son frère, il répandait à terre [sa semence] pour ne pas donner de descendance à son frère. Et il déplût aux yeux de YHWH créateur et il le fit mourir de même.
Et Juda dit à Tamar, sa belle-fille :
— Demeure veuve dans la maison de ton père jusqu’à ce que grandisse Shéla, mon fils. Car il pensait : De peur qu'il meure lui aussi comme ses frères.
Et Tamar s’en alla et demeura dans la maison de son père. Et les jours se multiplièrent et la femme de Juda mourut et Juda se consola et il monta vers les tondeurs de son petit bétail lui et Hira son ami, l'Adullamite à Timna. Et on fit savoir à Tamar, en disant : Voici que ton beau-père monte à Timna pour tondre son petit bétail.
Et elle ôta de dessus elle les vêtements de son veuvage et [se] couvrit du voile et se fit belle et s'assit à l'entrée d'Énayim, sur le chemin de Timna car elle vit que Shéla était devenu grand et elle ne lui avait pas été donnée pour femme. Et Juda la vit et il la prit pour une prostituée car elle a couvert son visage. Il dévia vers elle son chemin et dit :
— Permets donc que je vienne à toi.
Car il ne savait pas qu'elle était sa belle-fille.
Et elle dit :
— Que me donneras-tu pour que tu viennes à toi ?
Et il dit :
— Moi j'enverrai un chevreau d'entre les chèvres du troupeau.
Et elle dit :
— Si tu donnes un gage jusqu'à ton envoi.
Et il dit :
— Quel [est] le gage que je te donnerai ?
Et elle dit :
— Ton anneau à cachet et ton cordon et ton bâton qui [est] dans ta main.
Et il [les] lui donna et vint à elle et elle fut enceinte de lui. Et elle se leva et s'en alla et ôta son voile de dessus elle et revêtit les vêtements de son veuvage. Et Juda envoya le chevreau d'entre les chèvres par la main de son ami l’Adullamite pour prendre le gage de la main de la femme et il ne la trouva pas. Et il interrogea les gens du lieu en disant :
— Où est la prostituée sacrée ? Elle [était] à Énayim sur le chemin.
Et ils dirent :
— Il n'y a pas eu de prostituée sacrée ici.
Et il revint vers Juda et dit :
— Je ne l’ai pas trouvée et même les gens du lieu dirent qu'il n’y a pas eu ici de prostituée sacrée.
Juda dit :
— Qu’elle [les] garde pour elle. Et qu’on ne se moque pas de nous. Voici que j'ai envoyé ce chevreau et toi tu ne l'as pas trouvée.
Et il arriva qu’environ trois mois après on fit savoir à Juda en disant :
— Tamar ta belle-fille s'est prostituée et même la voilà enceinte de par [sa] prostitution.
Et Juda dit :
— Faites-la sortir et qu’elle soit brûlée.
On la fit sortir, et elle envoya dire à son beau-père :
— L’homme à qui [sont] ces [objets], c'est de lui que je suis enceinte.
Et elle dit :
— Reconnais donc à qui [sont] cet anneau à cachet, ces cordons et ce bâton.
Et Juda reconnut et il dit :
— Elle a été plus juste que moi parce que je ne lui ai pas donné Shéla mon fils.
Et il ne la connut plus. Et arriva le moment d’enfanter et voici que des jumeaux [étaient] dans son sein.
Avant de commencer, petite mise au point pour se repérer entre les différents personnages. En gros :
Juda (de qui vient le mot « Judaïsme ») est le fils de Léa et Jacob et il a 3 fils :
Tamar est mariée à Er. Jusqu’ici tout va bien.
Le concept juridique capital pour comprendre le texte du jour : le lévirat. Cette loi, relatée dans le livre du Deutéronome, stipule qu’une femme veuve sans descendance doit prendre pour mari le frère de son défunt époux. Les enfants issus de ce remariage ont le même statut que les enfants du premier mari, ont droit à l'héritage qu'Er aurait reçu de Juda.
Du coup, dans le cas particulier de Tamar, ça donne ça :
Donc :
Vous avez compris la logique : on s’attend à ce que Tamar épouse le dernier frère, Shéla.
Oui mais voilà, Juda refuse.
« Et Juda dit à Tamar, sa belle-fille :
— Demeure veuve dans la maison de ton père jusqu’à ce que grandisse Shéla, mon fils.
Car il pensait : De peur qu'il meure lui aussi comme ses frères. Et Tamar s’en alla et demeura dans la maison de son père. » (Gn 38,11)
Juda prétexte que Shéla est encore trop jeune. Du coup, Tamar quitte la famille de Juda et part, en attendant. Nouveau coup dur pour Tamar la « double-veuve ». Tamar va devoir ruser pour ne pas demeurer veuve et sans descendance.
Tout simplement parce que Tamar veut garder ses droits comme la femme d'Er. Et pour cela, elle risque gros :
Cet épisode incroyable d’une veuve qui se fait passer pour une prostituée auprès de son beau-père afin d'avoir une descendance est… assez décapant, on avoue. Mais Ovadia ben Jacob Sforno (rabbin et grand exégète de la Renaissance italienne du début 16e siècle) avance cette interprétation pour expliquer et justifier le projet de Tamar :
« [Tamar] pensait que lorsque Yehudah [Juda] la verrait sans ses vêtements de veuve, il lui demanderait pourquoi elle avait abandonné ces vêtements. Elle lui répondrait que le moment était venu pour Shelah de l'épouser. Lui-même [Juda] avait suggéré qu'elle ne vivrait veuve que le temps que Shelah grandisse. Et en attendant, il avait déjà mûri. »
Autrement dit : Tamar va jusqu’au bout de son projet et cela en passe par une grossesse… avec son beau-père.
En fait, Tamar renvoie Juda à ses propres prostitutions au sens biblique du terme c’est-à-dire ses infidélités envers Dieu dans ses choix.
Paradoxalement, cet épisode n’est donc pas tant centré sur les manigances de Tamar pour avoir un enfant (d’ailleurs des jumeaux, finalement) que sur la rédemption de Juda qui aboutit à cet aveu limpide « Elle a été plus juste que moi » (Gn 38, 26).
️La force de caractère de Tamar et l’humilité de Juda nous impressionnent encore…
Rachi de Troyes a souligné la délicatesse de Tamar qui renvoie Juda a lui-même, sans l’humilier publiquement :
« Elle ne voulait pas lui faire honte et lui dire : « C’est de toi que j’ai conçu ! », mais elle a dit : « C’est de l’homme à qui ces objets-ci appartiennent ». Elle s’est dit : « S’il le reconnaît, qu’il le reconnaisse de lui-même ! Sinon, qu’ils me condamnent à être brûlée, mais je ne lui ferai pas honte publiquement ! » D’où l’on apprend qu’il vaut mieux se laisser jeter dans une fournaise ardente que faire honte publiquement à son prochain. » Issu du Commentaire de Rachi sur la Torah, 5 vol., Paris, Biblieurope, 2005. Trad. Lubecki Feiga
Et Tamar fait coup double dans sa justification auprès de Juda :
La naissance des jumeaux Zara et Péreç clôt ainsi ce récit, en refermant le problème initial de la mort successive des deux frères Er et Onân.
Symboliquement, l'auteur biblique semble nous glisser que la boucle est bouclée.
Une femme jouant à la prostituée ancêtre de Jésus, vous le croyez ça ?
Tamar est bel et bien mentionnée par Matthieu l’évangéliste dans la généalogie de Jésus. Et le fils de Tamar et Juda est aussi mentionné comme étant un ancêtre du Christ. Autrement dit, Jésus vient prendre place au sein d’une vraie famille, avec ses propres histoires, parfois délicates. Pas vraiment un modèle bourgeois.
️En tout cas, l’Écriture ne dissimule pas cette histoire : elle l’expose clairement dans la Genèse et l’Évangile de Matthieu ne cache pas cette ascendance, il l’assume.
« J’avais une certaine idée du christianisme qu’on m’avait donné à travers cette éducation laïque et socialiste. Et au fond le christianisme c’était tout simplement la morale, n’est-ce pas ?
Et là je découvrais tout autre chose, le mystère du salut par l’amour et le mystère du salut par l’amour apporté à des gens qui ne prétendaient à aucun mérite dans l’ordre de la morale. »
Olivier Clément, Emission Radioscopie, émission du 16 janvier 1976, entretien avec Jacques Chancel
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