Peut-on traduire des textes sacrés écrits il y a des millénaires ? Ne risque-t-on pas de déformer les propos de ceux qui les ont écrits ? Vaste question !
Les traductions des Écritures ont donné naissance à un musée gigantesque, composé d’une multitude d'œuvres d'art provenant de civilisations diverses. Sans elles, nous n'aurions pas pu vous faire profiter du reggae envoûtant des Guetteurs, dont les paroles reprennent des passages bibliques.
Laissez-vous surprendre. À bon entendeur !
Tout le peuple s’assembla comme un seul homme sur la place qui est devant la porte de l’Eau. Et ils dirent à Esdras le scribe d’apporter le livre de la Loi de Moïse que le Seigneur a prescrite à Israël.
Et Esdras le prêtre apporta la Loi devant l’assemblée des hommes et des femmes et tous ceux qui avaient de l'intelligence pour entendre au premier jour du septième mois. Et il lut dans le livre sur la place qui est devant la porte de l'Eau depuis l'aube jusqu'au milieu du jour en présence des hommes et des femmes et de ceux qui avaient l'intelligence, et tout le peuple prêtait l'oreille au livre de la Loi. Esdras le scribe se tenait sur une estrade de bois qu'on avait faite pour la circonstance […].
Esdras ouvrit le livre devant tout le peuple car il était élevé au-dessus de tout le peuple et quand il l'eut ouvert tout le peuple se tint debout et Esdras bénit le Seigneur le grand Dieu et tout le peuple répondit :
– Amen, Amen,
en levant les mains et ils s’inclinèrent et se prosternèrent devant le Seigneur le visage contre terre.
Et Esdras lut dans le livre de la Loi de Dieu, traduisant et donnant le sens : ainsi l'on comprenait la lecture.
Quand on traduit, ne risque-t-on pas de perdre une partie du sens, de corrompre le propos initial ?
La Bible donne la réponse elle-même dans le texte que nous vous proposons aujourd’hui : les personnages bibliques, comme ici Esdras, traduisaient déjà la Bible de l’hébreu ancien en araméen plus récent afin qu’elle soit comprise du plus grand nombre.
C’est ainsi que sont nées les grandes versions traditionnelles de la Bible : le « texte massorétique » en hébreu, la Septante en grec, la Vulgate en latin, la Peshitta en syriaque, etc …
En fait la Bible elle-même se présente à nous toute entière comme une traduction, en mots humains, de la Parole de Dieu qui est au-delà de tout mot.
Ceci explique pourquoi il n’existe pas une version « absolue » de la Bible : les communautés qui l’ont reçue comme Parole de Dieu l’ont traduite dans leurs langues : les juifs d’Alexandrie en grec, les chrétiens de l’Empire romain en latin, etc.
Il existe aussi des traductions diverses dans les langues modernes, car le traducteur doit :
Pour un chrétien, la révélation est accomplie définitivement en Jésus-Christ, mais la Bible n’est pas pour autant un texte figé : c’est un texte mouvant dont les richesses et les limites se manifestent de traduction en traduction.
Dans l'Islam le Coran traduit en français ou en anglais n’est pas considéré comme le véritable livre. Seule la version en arabe classique du VIIème siècle, attribuée à l’ange Jibril dictant le Coran à Mahomet, est considérée comme le Livre sacré donné par Allah.
Rien de tel en christianisme : toutes les versions bibliques du grand Israël (celui de la synagogue et celui des Églises apostoliques) ont part à l’inspiration. La Parole divine s’entend dans leur polyphonie.
Le christianisme n'est donc pas une religion du Livre, même si c'est une religion « avec livre ». Pour les chrétiens, les Écritures ont le statut d'aide-mémoire, sacré, que l'on embrasse, que l'on encense, dans la liturgie, mais d'aide-mémoire seulement. La Bible est tout sauf un livre qui s’impose de force, c’est un déclencheur d'interprétations presque à l'infini... un catalyseur d'intelligence pratique !
Ainsi, l'inspiration divine des Écritures passe non seulement par l'humanité de ses auteurs mais aussi par celle de ses traducteurs multiples puisque traduire c'est interpréter.
Quelques mots sur l'oeuvre : au cinquième siècle, saint Jérôme traduisit en latin des manuscrits hébraïques disponibles à son époque, dont beaucoup sont perdus aujourd'hui. Pour cela, il s'installa dans une grotte à Bethléem, jouxtant celle de la Nativité — une garantie d’inspiration ! Sa version de la Bible, qu'on appelle la Vulgate, est restée la grande référence au sein de l’Église catholique occidentale.
La question de la traduction des textes renvoie à la notion de tradition. Comment rester fidèle à un héritage tout en le faisant vivre de manière nouvelle à chaque époque ? Sur ce sujet Haïm Korsia, le grand rabbin de France a des mots qui expriment tout l’enjeu de trouver cet équilibre :
« Il ne faut pas s’enfermer dans ce que l’on a toujours fait. Aujourd’hui, la force des religions est de s’adapter au monde, tout en étant un lieu de permanence dans une société qui a besoin de points fixes. Il faut être dans l’adaptation et la permanence. C’est le sens du mot halakha en hébreu qui veut dire à la fois la loi et la marche : pour nous, la règle est une loi en mouvement ; elle nous protège de l’émotion du temps. »
Haïm Korsia, entretien recueilli par Bruno Bouvet et Nicolas Senèze, La Croix, le 30 septembre 2015.