Découvrez l’échange entre Jésus et la Cananéenne. Pourquoi Jésus refuse-t-il de faire un miracle pour une femme étrangère avant de finalement changer d’avis ? Jésus est-il injuste et méprisant ?
Dans son album How to Dismantle an Atomic Bomb sorti en 2004, le mythique groupe de rock U2 chante : Crumbs from your table (en VF : les miettes de ta table).
Une envie de brioche ? Une soudaine fringale à la fin d’un concert ? Pas vraiment… On penche plutôt pour une discrète référence aux évangiles ! Allez, on vous fait découvrir le texte et on vous explique ça dans l’éclairage !
Jésus vient d’avoir une conversation tendue avec des pharisiens au sujet du pur et de l’impur. Puis il quitte quelque temps la terre d’Israël et s’en va au Nord, dans la région de l’actuel Liban.
Et sortant de là, Jésus se retira dans la région de Tyr et de Sidon. Et voici, une femme cananéenne, sortant de cette contrée, cria vers lui en disant :
— Prends pitié de moi, Seigneur, Fils de David ! Ma fille est sévèrement tourmentée par un démon.
Il ne lui répondit pas une parole et s’approchant, ses disciples le priaient en disant :
— Renvoie-la car elle crie après nous.
Répondant, il leur dit :
— Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël.
Elle vint et se prosternait devant lui, l’adora en disant :
— Seigneur aide-moi !
Prenant la parole, il dit :
— Il n’est pas bien de prendre le pain des enfants et le jeter aux petits chiens.
Elle dit :
— Oui Seigneur ! En effet, les petits chiens mangent. Les chiens vivent en mangeant des miettes qui tombent de la table de leurs maîtres !
Alors Jésus répondant lui dit :
— Ô femme, ta foi est grande. Qu’il advienne pour toi comme tu veux.
Et sa fille fut guérie dès cette heure-là.
Pendant sa vie publique, Jésus parcourt Israël avec ses disciples. Et voilà que dans ce passage, Jésus quitte la terre d’Israël et se rend en territoire étranger, en terre païenne. Tyr et Sidon sont des villes portuaires situées au Liban actuel (donc à environ 100 km au nord-ouest du Lac de Tibériade). Or...
D’où cette question fondamentale : Jésus est-il venu pour les Juifs ou pour l’humanité entière ?
C’est une question cruciale… et le simple fait que Jésus se rende en territoire étranger est déjà un premier indice. En choisissant de se rendre à Tyr et Sidon, Jésus inaugure un tournant.
À peine arrivé en terre étrangère, Jésus est donc alpagué par une femme qui crie ! Elle est présentée comme "cananéenne", ce qui est un anachronisme… puisque les Cananéens n'existent plus. Il s’agit d’une catégorie de l'Ancien Testament qui désigne tous les peuples chassés de la Terre Promise par Josué. Bref, l’évangéliste Matthieu met en scène une situation de conflit hérité du passé.
Mais cette femme n'est pas très bien reçue...
En disant qu’il n’a été envoyé « que » aux brebis perdues d’Israël, Jésus exclut d’office les non-Juifs et laisse entendre que ses enseignements et miracles sont destinés au peuple qui a reçu les promesses tout au long de l’Ancien Testament… bref, au peuple auquel Jésus appartient — Jésus est juif, si besoin est de le rappeler.
« Elle vint et se prosternait devant lui, l’adora en disant : "Seigneur, aide-moi !"
Prenant la parole, il dit : "Il n’est pas bien de prendre le pain des enfants et le jeter aux petits chiens." » (Mt 15, 25-26)
La parole de Jésus est très rude — et même carrément choquante. Mais elle rappelle la primauté d'un peuple particulier en raison de son « élection » : le peuple juif. Analysons la métaphore (*et savourons au passage les détails du tableau ci-dessus, reprenant tous ces éléments) :
La question demeure : pourquoi refuser de répondre à la demande désespérée d’une mère qui veut guérir sa fille ? Jésus a l’air de violemment rembarrer cette femme… parce qu’elle n’est pas juive. Pourtant, en s’élançant vers Jésus, elle (la païenne étrangère) s'adresse à Jésus de façon inédite ! Elle dit :
Bref, 2 attitudes s’opposent complètement :
La Cananéenne ne baisse pas les bras ! Loin de là, elle rentre dans le jeu de Jésus en lui répondant du tac au tac.
« [Elle répondit] : Oui Seigneur ! En effet, les petits chiens vivent en mangeant des miettes qui tombent de la table de leurs maîtres ! » (Mt 15, 27)
Elle reste à sa place (au pied de la table)… mais affirme que ce pain a des miettes qui tombent ! Autrement dit, elle souligne la surabondance qui prévaut à cette table !
Or, ces miettes tombent aussi au pied de la table, de telle sorte que non seulement les « enfants » (les Juifs) mais aussi les « petits chiens » (les païens) ont accès à ce repas. Jésus comprend donc que cette prière persévérante et humble est un acte de grande foi :
« Alors Jésus répondant lui dit : "Ô femme, ta foi est grande, qu’il advienne pour toi comme tu veux." Et sa fille fut guérie dès cette heure-là. » (Mt 15, 28)
En tardant à répondre, Jésus met sa foi à l'épreuve. Le rejet initial de Jésus a en quelque sorte une visée pédagogique. C'est une ouverture vers les païens... mais il faudra attendre la fin de l'évangile pour que Jésus ressuscité envoie ses disciples partout à travers le monde, i.e. « de toutes les nations » (Mt 28, 19).
On peut aussi comprendre ce passage comme une réconciliation entre Canaan et Israël. Désormais, d'autres nations peuvent devenir des enfants de Dieu et rejoindre la table. Il n'en demeure pas moins que la première réponse de Jésus reste choquante. Le texte est difficile et choquant. D'ailleurs, cette question de l'accès des païens aux grâces divines n'est pas résolue pour autant, elle reste ambiguë !
La persévérance de cette Cananéenne est finalement un modèle de foi pour qui n'obtient pas tout de suite une réponse à ses prières...
On termine ce numéro avec notre ami Paul Verlaine. Il crie vers Dieu et le supplie de l’exaucer dans ce poème qui est aussi une prière.
Me voici devant Vous, contrit comme il le faut.
Je sais tout le malheur d’avoir perdu la voie
Et je n’ai plus d’espoir, et je n’ai plus de joie
Qu’en une en qui je crois chastement, et qui vaut
À mes yeux mieux que tout, et l’espoir et la joie.
Elle est bonne, elle me connaît depuis des ans.
Nous eûmes des jours noirs, amers, jaloux, coupables,
Mais nous allions sans trêve aux fins inéluctables,
Balancés, ballottés, en proie à tous jusants
Sur la mer où luisaient les astres favorables :
Franchise, lassitude affreuse du péché
Sans esprit de retour, et pardons l’un à l’autre…
Or, ce commencement de paix n’est-il point vôtre,
Jésus, qui vous plaisez au repentir caché ?
Exaucez notre vœu qui n’est plus que le vôtre.
Paul Verlaine (1844-1896), « Prière », Amour, Paris, éd. Léon Vanier, 1888
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