Comment Hegel analyse-t-il la mort de Jésus sur la croix ? Pourquoi est-ce un moment dialectique par excellence ? En quoi la mort du Christ est-elle signe de son amour infini ?
Dans son titre Te Quiero sorti en 2010, le grand Stromae chante :
« Je l'aime à mort mais pour la vie
On se dira oui, à la vie, à la mort
Et même en changeant d’avis
Même en sachant qu’on a tort
On ne changera pas la vie
Donc comme tout le monde
Je vais en souffrir jusqu’à la mort. »
Dans ce morceau mêlant déclaration d’amour et lucidité sur la souffrance de la vie, le fantastique parolier belge joue ici sur l’opposition entre l’amour et la mort, d’autant plus manifeste que les deux mots sont phonétiquement très proches en français.
Et c’est justement de ce rapport dialectique entre la mort et l’amour dont nous parlerons aujourd'hui. En effet, l’amour de Jésus est tel, qu’il va « en souffrir jusqu’à la mort ». On vous explique ça tranquillement avec Hegel, grand philosophe du XIXe siècle.
Ce passage de l’évangile de Jean est le récit de l’agonie et de la mort de Jésus sur la croix.
Pilate, ayant entendu ces paroles, amena Jésus dehors et il s’assit sur une tribune [...]. Or c’était la préparation de la Pâque, environ la sixième heure.
Il dit aux Juifs :
— Voici votre roi.
Mais ils criaient :
— Crucifie-le ! Crucifie-le !
Pilate leur dit :
— Crucifierai-je votre roi ?
Les grands prêtres dirent :
— Nous n’avons de roi que César.
Alors donc il le leur livra pour qu'il fût crucifié : ils prirent donc Jésus.
Et portant par lui-même sa croix, il sortit vers le lieu dit « Calvaire », en hébreu « Golgotha », où ils le crucifièrent. Et avec lui deux autres, un d'un côté, un de l'autre côté, Jésus au milieu. [...]
Après cela Jésus, sachant que tout était accompli, afin que fût réalisée l’Écriture, dit :
— J’ai soif.
Il y avait là un vase plein de vinaigre. Ils placèrent une éponge pleine de vinaigre autour d’une tige d’hysope et ils la présentèrent à sa bouche. Quand donc Jésus eut pris le vinaigre, il dit :
— Voici, c'est accompli.
Et inclinant la tête, il livra son esprit.
Comme nous l’avons déjà fait plusieurs fois dans une saga spécialement dédiée à l’Écriture et les philosophes, menons cet éclairage à la lueur des travaux d’un grand philosophe. Aujourd'hui : Georg Wilhelm Friedrich Hegel.
Hegel (1770-1831) grandit dans une famille allemande protestante. Avant d’être connu comme un immense philosophe et historien de la philosophie, il a étudié pour devenir pasteur luthérien. Ainsi, ses écrits sont imprégnés de références et réflexions théologiques. Il s’est particulièrement frotté aux textes bibliques, sur lesquels il s'appuie pour élaborer sa pensée.
Hegel comprend la mort du Christ comme l’extrême accomplissement de l’enseignement de l’amour qu’il dispensa durant sa vie publique
Le sommet le plus parfait de ce que Hegel appelle « dialectique » (c'est-à-dire le renversement du tout au tout, sans médiation, d’un point à sa négation), c'est la mort de Jésus sur la croix.
La mort de Jésus sur la croix devient le sceau ultime de son enseignement. Car Jésus enseigne l’amour une bonne fois pour toutes en accomplissant l’expérience humaine par excellence : la mort.
La mort sur la croix, c’est le « jusqu’au bout » de l’amour infini de Dieu, comme le comprend Hegel en citant ce verset capital dans l’Évangile selon saint Jean :
« Avant la fête de la Pâque, sachant que l’heure était venue pour lui de passer de ce monde à son Père, Jésus, ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, les aima jusqu’au bout. » (Jn 13,1)
Pour le dire autrement : il n’y a pas d'étape entre mort et amour, il y a d'emblée un renversement total. La mort de Jésus a elle-même immédiatement un double-sens. C’est ce que Hegel appelle « le renversement du plus haut au plus haut », au sommet du mouvement dialectique.
Plus encore : l’amour prend en lui la mort. Il déborde la mort, il la surpasse, il la vainc. Mais il la surpasse précisément parce qu’il la reprend en lui, et non pas parce qu’il l’écarte ou la supprime.
Déjà, dans l’Ancien Testament, le Cantique des Cantiques soutenait un parallèle entre l’amour et la mort :
Mets-moi comme un sceau sur ton cœur, comme un sceau sur ton bras.
Car l’amour est fort comme la mort, la jalousie est inflexible comme le shéol.
Ses ardeurs sont des ardeurs de feu, une flamme de YHWH
Les grandes eaux ne sauraient éteindre l’amour et les fleuves ne le submergeraient pas. (Ct 8,6-7)
Pourtant, un pas supplémentaire est franchi lors de la mort et la résurrection du Christ :
Dire que l’amour est « plus fort que la mort », c’est dire que l’amour n’est pas seulement plus haute que la mort mais qu’elle est plus haute que l’opposition entre la vie et la mort. Car la mort n’est pas supprimée, mais elle est emportée dans l’amour.
L’événement de la Résurrection inaugure une nouvelle conception : la mort n’est pas supprimée, elle est renversée. La mort est reprise dans la vie.
Voilà, dans la pensée hégélienne, le sommet de la dialectique la plus révolutionnaire opérée par la mort du Christ sur la croix. : la vie, la mort, la vie.
L’analyse hégélienne fait contempler la transfiguration de la mort lors de la crucifixion du Christ. Mais peut-être faut-il également, avant d’en déceler la gloire, y reconnaître l’événement originaire d’un supplice extrême. C’est ce que souligne François Mauriac (prix Nobel de littérature en 1952), dans cet extrait, reprenant les mots du Père Marie-Joseph Lagrange, fondateur de l’École Biblique et Archéologique Française de Jérusalem :
« Cette croix, il faut la voir telle qu’elle était : si différente de ce trône que nous avons élevé, depuis, et qui dresse l'Agneau de Dieu au-dessus du monde !
La vérité est presque insoutenable, qu’il faut oser regarder en face : "Les premiers chrétiens avaient horreur de mettre le Christ en croix, écrit le Père Lagrange, car ils avaient vu de leurs yeux ces pauvres corps complètement nus, attachés à un pieu grossier surmonté en forme de T par une barre transversale, les mains clouées à ce gibet, les pieds fixés aussi par des clous, le corps s’affaissant sous son propre poids, la tête ballante, des chiens attirés par l’odeur du sang dévorant les pieds, des vautours tournoyant sur ce champ de carnage, et le patient épuisé par les tortures, brûlant de soif, appelant la mort par des cris inarticulés. C’était le supplice des esclaves et des bandits. Ce fut celui qu’endura Jésus" »
François Mauriac (1885-1970), La Vie de Jésus, 1936, Paris, Seuil, 1999.
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