Qui est Lot par rapport à Abraham ? Pourquoi se séparent-ils ? Comment Abraham réagit-il face à la demande de son neveu ?
Cette peinture de Christian Bérard est une illustration consacrée à l'édition de la pièce de théâtre écrite en 1943 par Jean Giraudoux : Sodome et Gomorrhe. Il s'agit d'une pièce en deux actes, inspirée de l’histoire biblique des villes de Sodome et Gomorrhe.
Presque systématiquement convoquées ensemble, Sodome et Gomorrhe sont des villes citées à de nombreuses reprises dans la Bible. Elles sont le symbole de la corruption et du péché des hommes. Pour mieux comprendre l’origine de cette symbolique, notre éclairage s’arrête aujourd’hui sur la toute première mention de ces villes dans la Bible, dans l’Ancien Testament, au chapitre 13 du livre de la Genèse.
Ce passage du Livre de la Genèse fait suite à l’épisode de la vocation d’Abraham raconté au chapitre précédent. Abram quitte son pays et se dirige vers Canaan, la future « Terre Promise ». Il voyage en compagnie de sa femme Saraï, de son neveu Lot et de toute sa suite.
Et Abram monta d’Égypte vers le Sud lui, sa femme et tout ce qu’il possédait et Lot avec lui. Et Abram était très pesant en troupeaux, en argent et en or.
Et il alla, en continuant, depuis le Sud vers Béthel jusqu’au lieu où avait été sa tente au début, entre Béthel et Aï, au lieu où était l’autel qu’il avait fait en premier et là, Abram invoqua le nom de YHWH.
Et Lot aussi, qui marchait avec Abram, avait du petit et du gros bétail et des tentes et la terre ne pouvait pas les porter pour qu’ils habitent ensemble : leur biens étaient grands et ils n’étaient pas en mesure d’habiter en commun.
Et il y eut une querelle entre les bergers des troupeaux d’Abram et les bergers des troupeaux de Lot, les Cananéens et les Perizzites habitaient alors la terre.
Et Abram dit à Lot :
— Qu’il n’y ait pas, s’il te plaît, de contestation entre moi et toi, ni entre mes bergers et tes bergers car, hommes, nous sommes frères. Toute la terre n’est-elle pas devant toi ? Sépare-toi donc de moi. Si tu vas à gauche, j’irai à droite. Et si tu vas à droite, j’irai à gauche.
Et Lot leva les yeux et vit toute la région du Jourdain qui était entièrement arrosée. Avant que YHWH eût détruit Sodome et Gomorrhe, c’était comme le jardin de YHWH et comme la terre d’Égypte quand on arrive à Tsôar. Et Lot choisit pour lui toute la région du Jourdain et Lot s’avança vers l’Orient c’est ainsi qu’ils se séparèrent l’un l’autre de son frère.
Abram habita en terre de Canaan et Lot habita dans les bourgs de la région, et il dressa ses tentes jusqu’à Sodome. Or, les gens de Sodome étaient mauvais et grands pécheurs contre YHWH.
Et YHWH dit à Abram, après que Lot se fut séparé de lui :
— Lève les yeux et vois, du lieu où maintenant tu es vers le septentrion et vers le midi, à l’orient, et à l’occident : car toute la terre que tu regardes, je la donnerai à toi et à ta postérité pour toujours.
La première et la plus fondamentale épreuve d’Abram (alias Abraham) est celle du départ vers un lieu inconnu, comme on l’a souligné dans un précédent numéro sur l'appel d'Abraham (Gn 12,1).
Au cours du chapitre que vous venez de lire, une nouvelle épreuve survient. Cette fois, il s’agit d’un drame familial confrontant Abram et son neveu Lot (le fils de son frère Harane mort prématurément).
La querelle opposant les bergers d’Abram aux bergers de Lot aurait pu être une occasion de confrontation, de jalousie ou de violence. Il n’en est rien, puisqu’Abram décide d’apaiser la situation.
S’adressant à Lot, la parole d’Abram se distingue par sa sagesse et sa volonté d’apaisement.
Loin du don de soi et de l’effacement qui caractérise Abram, Lot fait un rapide état des lieux et choisit la région la plus riche et prospère.
« Et Lot leva les yeux et vit toute la région du Jourdain qui était entièrement arrosée. C’était avant que YHWH eût détruit Sodome et Gomorrhe [...]. Et Lot choisit pour lui toute la région du Jourdain et Lot s’avança vers l’orient c’est ainsi qu’ils se séparèrent l’un l’autre de son frère. » (Gn 13, 10-11)
Pourtant, à bien lire avec attention, deux détails du texte indiquent en réalité que, même si la région du Jourdain semble la plus prometteuse, elle est aussi un lieu de perdition :
1) « Avant que le Seigneur détruisît Sodome et Gomorrhe » (Gn 13,10a) : ce commentaire du narrateur est une prolepse* qui indique déjà les jours sombres que connaîtra cette région un peu plus tard (*en narratologie, il s’agit d’une figure de style qui raconte quelque chose par anticipation).
2) « Et Lot choisit pour lui toute la région du Jourdain et Lot s’avança vers l’orient » (Gn 13,11) : Lot choisit de partir vers l’Est. Or, pour le lecteur biblique averti, il s’agit là d’un détail très significatif. Jusque-là, à chaque fois qu’a été mentionnée la direction de l’Est (ou de l’Orient) dans le Livre de la Genèse, il s’agissait d’un mouvement d’éloignement de Dieu.
Finalement, cet épisode de séparation familiale met en lumière la bonté d’Abraham qui s’efface et laisse le choix à Lot. On verra d’ailleurs, dans le numéro de la semaine prochaine, qu’Abraham ne laisse pas tomber son neveu, et qu’il fera de son mieux pour le sortir des mauvais pas à venir.
Avec ce numéro, on entame une mini-série thématique de quatre épisodes sur Sodome et Gomorrhe. Découvrez la suite la semaine prochaine !
Comme le montre bien cet épisode entre Abraham et son neveu Lot, le Livre de la Genèse est foncièrement l'histoire d'une famille. En ce sens, cette page écrite par Delphine Horvilleur nous a paru lumineuse pour souligner l'importance du rapport entre les générations successives d'une même famille.
« En hébreu, « génération » se dit dor. Ce mot est omniprésent dans les prières et la liturgie. Midor ledor, « de génération en génération »… belH’ol dor vador, « à chaque génération »… Éternel, nous te chantons, nous te glorifions, plaçons notre confiance en Toi, savons que tu interviendras en notre faveur, etc. Les références à cet espoir et cette confiance intergénérationnelles ne manquent pas dans les livres de prière. Quand on connaît l’histoire juive et son enchaînement de catastrophes et de drames, on se demande, avec une pointe d’ironie, s’il ne faudrait pas cesser de remercier Dieu à chaque génération pour son intervention miraculeuse, histoire de voir si cela fait une différence. Le mot dor, que l’on traduit par « génération », signifie en réalité quelque chose d’un peu plus complexe : c’est, littéralement, l’action de tisser des paniers. L’image est simple et saisissante. Pour tisser un panier, il faut passer un fil ou de la paille entre les lanières bien rangées de la lignée précédente. Un panier se construit toujours de bas en haut. Chaque nouvelle rangée s’accroche à celle qui lui a donné naissance, s’ancre en elle, pour constituer à son tour le support solide de la génération suivante. On comprend aisément la métaphore : une génération en hébreu est une rangée d’un panier. Elle s’attache à la force de la précédente et anticipe la consolidation de la suivante. Dans nos familles, comme dans nos ateliers de tissage, une simple rangée arrachée ou fragilisée met en danger tout l’édifice et peut détricoter l’ouvrage entier, de haut en bas ou de bas en haut. »
Delphine Horvilleur, Vivre avec nos morts, Paris : Grasset, 2021, p. 75