Pourquoi parle-t-on des « Lamentations de Jérémie » dans la Bible ? Qui est le prophète Jérémie ? Que raconte le Livre des Lamentations ? En quoi la destruction du Temple de Jérusalem est-elle une catastrophe absolue ?
En 1971, Don McLean sort un morceau intitulé sobrement Babylon. Pour les paroles, le chanteur américain ne s’embarrasse pas. Il reprend tout simplement… un petit verset du célèbre Psaume 136 : « Au bord des fleuves de Babylone nous étions assis et nous pleurions, nous souvenant de Sion »
En anglais dans le texte : “By the waters of Babylon, we lay down and wept for thee Zion. We remember Thee Zion”
Babylone, dans la Bible, c’est le lieu de l’exil où toute la population juive a été déportée au VIIe siècle avant Jésus-Christ. Et c’est pour cela que le psaume fait état des larmes et des pleurs — comme on l’explique ici avec Boney M et leur célébrissime Rivers of Babylon !
L’événement de la déportation à Babylone a tant marqué la mémoire du peuple juif qu’il est raconté à plusieurs reprises dans la Bible — notamment dans le Deuxième Livre des Rois et le Deuxième Livre des Chroniques, mais aussi sous la plume du prophète Néhémie, du prophète Jérémie, du prophète Ézéchiel… ou encore dans le livre des Lamentations.
Aujourd’hui, on se penche justement sur le premier chapitre du Livre des Lamentations.
Le passage qui suit est le premier chapitre du Livre des Lamentations, dans l’Ancien Testament. Et ce livre porte bien son nom...
ALEPH. Comment est-elle assise solitaire, la cité populeuse ! Elle est devenue comme une veuve, celle qui était grande parmi les nations. La reine des provinces a été rendue tributaire.
BETH. Elle pleure, elle pleure durant la nuit et ses larmes [sont] sur ses joues. Il n’y a personne qui la console parmi tous ses amants. Tous ses amis l’ont trahie, ils sont devenus ses ennemis.
GHIMEL. Juda s’en est allé en exil misérable et condamné à un rude travail. Il habite chez les nations sans trouver le repos, ses persécuteurs l’ont atteint dans d’étroits défilés.
DALETH. Les chemins de Sion sont dans le deuil parce que nul ne vient plus à ses fêtes, toutes ses portes sont en ruines, ses prêtres gémissent, ses vierges se désolent et elle-même est dans l’amertume.
HÉ. Ses oppresseurs ont le dessus, ses ennemis prospèrent car YHWH l’a affligée à cause de la multitude de ses offenses, ses petits enfants s’en sont allés captifs devant l’oppresseur.
VAV. La fille de Sion a perdu toute sa gloire, ses princes sont comme des cerfs qui n’ont pas trouvé de pâture, et s’en vont sans force devant celui qui les poursuit.
ZAÏN. Jérusalem se souvient, aux jours de son affliction et de sa vie errante, de tous ses biens précieux dès les jours anciens. Maintenant que son peuple est tombé sous la main de l’oppresseur et que personne ne vient à son aide, ses ennemis la voient et ils rient de son chômage.
HETH. Jérusalem a multiplié ses péchés. C’est pourquoi elle est devenue une chose souillée, tous ceux qui l’honoraient la méprisent car ils ont vu sa nudité, elle-même gémit et détourne la face.
TETH. Sa souillure apparaît sous les pans de sa robe. Elle ne songeait pas à sa fin. Elle est tombée d’une manière étrange et nul ne la console. Vois, YHWH ma misère, car l’ennemi triomphe.
JOD. L’oppresseur a étendu la main sur tous ses trésors car elle a vu les nations entrer dans son sanctuaire. Les nations au sujet desquelles tu avais dit : « Elles n’entreront pas dans ton assemblée ».
CAPH. Tout son peuple gémit ; ils cherchent du pain. Ils donnent leurs joyaux pour des aliments qui leur rendent la vie. Vois, YHWH, regarde l’abjection où je suis tombée.
LAMED. Pas pour vous tous qui passez par le chemin, contemplez et voyez s’il y a une douleur comme ma douleur qui me fait mal que YHWH a affligé au jour de l’ardeur de sa colère.
MEM. D’en haut, il a lancé dans mes os un feu qui les dévore il a étendu un filet devant mes pieds, il m’a fait reculer, il m’a jetée dans la désolation, je languis tout le jour.
NUN. Sa main a lié le joug de mes iniquités. Unies en faisceau, elles pèsent sur mon cou. Il a fait chanceler ma force. Le Seigneur m’a livrée à des mains auxquelles je ne puis résister.
SAMECH. Le Seigneur a enlevé tous les guerriers qui étaient au milieu de moi. Il a appelé contre moi une armée pour écraser mes jeunes hommes. Le Seigneur a foulé au pressoir pour la vierge, fille de Juda.
AÏN. C’est pour cela que je pleure, que mon œil, mon œil se fond en larmes car il n’y a près de moi personne qui me console, qui me rende la vie. Mes fils sont dans la désolation car l’ennemi l’emporte.
PHÉ. Sion a tendu les mains : personne pour la consoler. YHWH a commandé aux ennemis de Jacob de l’environner de toutes parts ; Jérusalem est devenue au milieu d’eux comme une chose souillée.
TSADÉ. YHWH est juste car j’ai été rebelle à ses ordres. Oh ! écoutez tous, peuples, et voyez ma douleur. Mes vierges et mes jeunes gens sont allés en captivité.
QOPH. J’ai appelé mes amants, ils m’ont trompée. Mes prêtres et mes anciens ont péri dans la ville en cherchant de la nourriture pour ranimer leur vie.
RESCH. Regarde, YHWH, quelle est mon angoisse ! Mes entrailles sont émues, mon cœur est bouleversé au dedans de moi parce que j’ai été bien rebelle. Au-dehors, l’épée a tué mes enfants ; au dedans, c’est la mort.
SIN. Ils ont entendu car je gémis ; il n’y a personne qui me console. Tous mes ennemis ont entendu mon malheur, ils se sont réjoui car toi tu as agi. Tu as fait venir le jour que tu as appelé et ils seront comme moi.
THAU. Que toute leur méchanceté soit présente devant toi, et traite-les comme tu m’as traitée à cause de toutes mes offenses car mes gémissements sont nombreux, et mon cœur est malade.
Pas besoin de s'appeler Sherlock Holmes pour l'avoir remarqué à la lecture de ce chapitre... chaque verset commence par un mot bizarre — qui n’a pas l’air d’avoir de lien avec la phrase telle qu’elle est traduite en français. En fait, il s’agit de lettres en hébreu.
Pour être très précis, il s’agit d’un acrostiche alphabétique. Cette figure de style consiste à faire commencer chaque strophe par une lettre de l'alphabet, et tout ceci dans l'ordre. Autrement dit, vous connaissez désormais l’alphabet hébreu !
Cet effet littéraire rend compte d’une plainte et d’un terrible cri de douleur, exprimé et sublimé dans un cadre soigneusement organisé et travaillé. Au passage, pour qui n’en était pas convaincu, il prouve que la Bible est aussi un monument littéraire !
Vous le savez, et on s’en délecte bien souvent dans nos éclairages, les différents livres bibliques se font écho sans cesse. Il en va ainsi pour ce premier chapitre du Livre des Lamentations, qui fait référence à l’épisode de la destruction de Jérusalem racontée aux chapitres 24 et 25 du Deuxième Livre des Rois.
Petite remise en contexte : en 587 avant J.C., le roi babylonien Nabuchodonosor II envahit le royaume de Juda, marche vers Jérusalem et détruit toute la ville — y compris le Temple, lieu le plus sacré de Juda.
S’en suit l’un des plus terribles épisodes de l’histoire du peuple d'Israël : c’est le fameux « exil à Babylone » — événement fondateur de l’identité juive.
C’est d'ailleurs au cours des années d’exil (entre 586 et 538 av. J.C.) qu’ont été écrits de nombreux livres bibliques.
En référence au Livre des Lamentations, le Mur Ouest (Kotel en hébreu), soutenant l’esplanade du Temple à Jérusalem, est souvent appelé en français « Mur des Lamentations », bien que cette formule soit assez péjorative et peu utilisée par les Juifs aujourd’hui.
Vous venez de donc lire le premier chapitre du Livre des Lamentations. Il s’agit d’un livre de l’Ancien Testament, traditionnellement attribué au prophète Jérémie. Pour cette raison, il est parfois appelé « Livre des Lamentations de Jérémie ». Cependant, cette attribution est mise en doute par la plupart des exégètes contemporains, et il ne faut pas confondre le Livre des Lamentations et le Livre de Jérémie, qui constituent deux livres bibliques bien distincts.
Le Livre des Lamentations prend racine dans un événement terrible et fondamental dans l’histoire d’Israël : la destruction de Jérusalem, en 586 avant Jésus-Christ. Le premier verset fait ainsi référence à la ville détruite, à la victoire des Babyloniens — et donc à la défaite de Jérusalem, qui devient comme une « veuve » solitaire.
« Comment est-elle assise solitaire, la cité populeuse ! Elle est devenue comme une veuve, celle qui était grande parmi les nations. La reine des provinces a été rendue tributaire. » (Lm 1,1)
Le Livre des Lamentations oriente l'attitude spirituelle d'Israël devant ce que l’on peut considérer comme l’une des plus grandes catastrophes de son histoire. Dans ce contexte de désolation et de défaite, la plainte repentante du peuple se mêle à la confiance inébranlable en Dieu.
À la manière des psaumes de supplication, le poète :
« Vois, YHWH, ma misère, car l’ennemi triomphe. [...]Tout son peuple gémit ; ils cherchent du pain. Vois, YHWH, regarde l’abjection où je suis tombée. [...]Regarde, YHWH, quelle est mon angoisse ! Mes entrailles sont émues, mon cœur est bouleversé au dedans de moi parce que j’ai été bien rebelle. (Lm 1, 9.11.20)
Dans le langage courant, l'expression française « faire des jérémiades » (ou « pousser des jérémiades ») signifie se répandre en lamentations longues et persistantes, à la manière de ce verset constatant la désolation de Jérusalem saccagée et détruite :
« C’est pour cela que je pleure, que mon œil, mon œil se fond en larmes car il n’y a près de moi personne qui me console, qui me rende la vie. Mes fils sont dans la désolation car l’ennemi l’emporte. » (Lm 1, 16)
Vous nous voyez venir, l’expression et le terme « jérémiades » proviennent donc du livre des Lamentations, traditionnellement attribué à Jérémie.
Ainsi, au Moyen Âge, le signe distinctif de Jérémie est sa mélancolie. Il est donc facilement reconnaissable, au milieu des autres prophètes, sur les sculptures des cathédrales ou autres tableaux dans les musées.
Le tableau de Rembrandt ci-dessous est un bon exemple : le prophète y est présenté avec le visage triste, voire perdu ou désabusé.
Dans la tradition juive, dans le rite séphardi, le livre des Lamentations est lu en entier lors du jeûne du 9 av, lors de la fête de Tisha Beav — fête au cours de laquelle les Juifs font mémoire et pleurent la chute du premier Temple de Jérusalem. Dans l’extrait qui suit, le philosophe Martin Buber (1878-1965) raconte ce soir de jeûne et de prière où les Juifs font mémoire (et presque « revivent ») la destruction du Temple :
« À la veille du neuvième jour d'Ab, jour de l'incendie du Temple, dans la Maison de prière où venaient d'être éteints les luminaires, les hommes étaient tous assis sur le sol en signe de deuil, se désolant de la perte du Sanctuaire, cependant que le Hazan (le récitant) psalmodiait les Lamentations. Il commença : "Comment est-elle assise solitaire, la cité populeuse (Lm 1,1), quand du milieu des assistants partit un cri : "Comment !" et Rabbi Abraham l'Ange, après son exclamation, laissa retomber sa tête entre ses genoux. Le Hazan acheva la longue psalmodie des Lamentations, les assistants se retirèrent et rentrèrent chez eux, mais Rabbi Abraham demeurait là, la tête toujours entre ses genoux. Et c'est encore dans cette position qu'ils le retrouvèrent, le lendemain ; et il ne s'en releva point tant que le cycle complet de la commémoration n'eut touché à sa fin, lui-même revivant en son entier le temps de la destruction et de la ruine »
Martin Buber, Les récits hassidiques, Trad. Armel Guerne et Ellen Nadel Guillemin, Monaco : Rocher, 1963, p 182
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