Qu’est-ce qu’un prophète ? Que raconte la vision d’Ézéchiel face à la vallée d’ossements desséchés ? Quelle interprétation les Juifs et les Chrétiens font-ils de ce passage ?
Autant l'avouer dès le début, on a plutôt été très inspirés en re-regardant la trilogie du Seigneur des Anneaux il y a peu de temps. On en a parlé la semaine dernière en évoquant « la Transfiguration de Gandalf », et nous revoilà avec une autre référence !
Dans Le Seigneur des Anneaux 3, Aragorn vient à la rencontre de l’Armée des morts afin de leur proposer un pacte. Si ceux-ci lui viennent en aide et honorent leur promesse de combattre avec lui, il les libérera de leur errance éternelle. Dans l’extrait du film, on reconnaît ces soldats entre deux mondes à leur figure de squelette où seuls les os se distinguent encore.
En fait, cette représentation commune des morts décharnés, mais appelés à revivre, se retrouve également dans un passage de l’Ancien Testament – dans une vision du prophète Ézéchiel qui fait face à une vallée d’ossements desséchés.
Jusque-là c’est un peu glauque. Mais le texte biblique est nettement plus réjouissant et nous offre justement un véritable horizon d’espérance.
Ce passage est une vision rapportée par le prophète Ézéchiel dans l’Ancien Testament.
La main de YHWH fut sur moi et YHWH me fit sortir en esprit et me plaça au milieu de la plaine, et elle était couverte d’ossements. Il me fit passer près d’eux, tout autour. Ils étaient en très grand nombre sur la face de la plaine, et voici, ils étaient tout à fait desséchés.
Et il me dit :
— Fils d’homme, ces ossements revivront-ils ?
Je répondis :
— Seigneur YHWH, tu le sais.
Il me dit :
— Prophétise sur ces ossements et dis-leur : « Ossements desséchés, entendez la parole de YHWH ! Ainsi parle le Seigneur YHWH à ces ossements : Voici, je vais faire entrer en vous l’esprit et vous vivrez. Je mettrai sur vous des muscles, je ferai croître sur vous de la chair et j’étendrai sur vous de la peau. Je mettrai en vous un esprit et vous vivrez et vous saurez que je suis YHWH. »
J’ai prophétisé comme j’en avais reçu l’ordre. Et comme je prophétisais, il y eut un bruit, un bruit retentissant, et les os se rapprochèrent les uns des autres.
Et je vis : et voici, des muscles et de la chair avaient crû au-dessus d’eux et une peau s’était étendue au-dessus d’eux, mais il n’y avait pas d’esprit en eux.
Et il me dit :
— Prophétise à l’esprit, prophétise, fils de l’homme, et dis à l’esprit : « Ainsi parle le Seigneur YHWH : “Viens des quatre vents, esprit !” Souffle sur ces hommes tués, et qu’ils vivent ! »
Et je prophétisai comme il me l’avait ordonné et l’esprit entra en eux et ils prirent vie et ils se tinrent sur leurs pieds : grande, très grande armée !
Et il me dit :
— Fils de l’homme, ces ossements, c’est toute la maison d’Israël. Voici, ils disent : « Nos os sont desséchés, notre espérance est morte, nous sommes perdus ! » Aussi, prophétise, et dis-leur : « Ainsi parle le Seigneur YHWH : “Voici, je vais ouvrir vos tombeaux je vous ferai remonter hors de vos tombeaux, mon peuple et je vous ramènerai sur la terre d’Israël. Et vous saurez que je suis YHWH quand j’ouvrirai vos tombeaux et que je vous ferai remonter hors de vos tombeaux, mon peuple. Je mettrai mon esprit en vous et vous vivrez et je vous donnerai du repos sur votre sol et vous saurez que moi, YHWH, je dis et je fais, oracle de YHWH.” »
Commençons par le commencement. Ce texte du Livre d’Ézéchiel est une vision prophétique. Et là, petit point vocabulaire pour partir sur de bonnes bases.
On trouve également dans la Bible quelques figures de prophétesses, c’est-à-dire de femmes inspirées qui parlent au nom de Dieu. On peut par exemple citer Déborah dans l’Ancien Testament (Jg 4-5) et Anne dans le Nouveau Testament (Lc 2, 36-38).
Étymologiquement, le terme prophète vient du grec προφημί [prophémi] composé de 2 éléments :
En ce sens, le prophète est celui qui est au-devant de la parole. De même, en hébreu, le terme que l’on traduit par « prophète » est נביא (navi), ce qui veut dire « porte-parole ».
Au sens biblique, le prophète est donc d’abord celui qui annonce : il est un messager et un interprète de la parole divine.
Historiquement, Ézéchiel appartient à ce qu’on appelle « les grands prophètes ». Ils interviennent principalement – mais pas seulement ! – dans les périodes de crise qui précèdent ou accompagnent les grands tournants de l'histoire d’Israël :
En l’occurrence, Ézéchiel est par excellence un prophète de l’Exil. Et savoir ça nous donne une clé de lecture décisive pour aborder cette vision de mort et de résurrection.
Dans ce passage, Ézéchiel dépeint un panorama sinistre et morbide : il découvre tout autour de lui un charnier d’ossements desséchés.
« La main de YHWH fut sur moi et YHWH me fit sortir en esprit et me plaça au milieu de la plaine, et elle était couverte d’ossements. » (Ez 37, 1)
Pour accéder à un premier niveau d’interprétation, il faut revenir au contexte d’écriture de ce texte. En effet, cette vision a été rédigée pendant (et après ?) l’exil du peuple Hébreux à Babylone, au 7e siècle avant Jésus-Christ. On parle ainsi de « littérature prophétique post-exilique » (oui, le terme est archi-stylé).
Petit rappel. Après le siège de Jérusalem remporté par les troupes du roi Nabuchodonosor en 587, les Hébreux, vaincus et humiliés, sont ensuite déportés loin de leur terre : ils sont exilés à Babylone. Or, cette période historique constitue un tournant fondamental dans l’histoire d’Israël.
Écrite loin de la terre d’Israël au cours de cet exil, la vision d’Ézéchiel peut ainsi s’entendre comme une allégorie politique pour son temps. Réduits à néant et déportés à Babylone, les Hébreux rêvent d’une résurrection nationale.
Après avoir développé l’interprétation juive la plus évidente, osons aller plus loin. La vision des ossements desséchés qui retrouvent la vie par l’action du prophète Ézéchiel, peut également être interprétée d'une autre manière.
En effet, selon une lecture chrétienne (qui ne fait pas concurrence à la lecture juive que nous venons d'évoquer), cette véritable résurrection collective préfigure la « résurrection de la chair » professée dans le Credo.
« Prophétise sur ces ossements et dis-leur : “Ossements desséchés, entendez la parole de YHWH ! Ainsi parle le Seigneur YHWH à ces ossements : Voici, je vais faire entrer en vous l’esprit et vous vivrez.” » (Ez 37, 4-5)
Une fois n’est pas coutume, pour savourer pleinement le texte, il faut entrer dans l’écriture hébraïque. On s’explique. En hébreu, le même mot רוּחַ [ruah] signifie esprit, souffle et vent. À l'image de van den Broeck ou Metsys le Jeune ci-dessus, les peintres ont d’ailleurs bien relevé ce détail : nichés dans les nuages, des petites têtes ont justement les joues gonflées et soufflent sur les ossements desséchés.
Or c’est ce même mot, employé pour désigner l’esprit ou le souffle de Dieu au moment de la Création, qui se retrouve dans ce passage sur la vision des ossements desséchés dans le livre d’Ézéchiel.
Symboliquement, cet écho et l’emploi du même vocabulaire suggèrent donc que l’esprit créateur est aussi l’esprit qui ressuscite. Autrement dit : pour les croyants, le Dieu qui est à l’origine de la Création est bien le même que le Dieu qui est à l’origine de la Résurrection (puisque la résurrection est une re-création).
Finalement, que peut-on retenir de ce texte du chapitre 37 du Livre d’Ézéchiel ? Beaucoup de choses. Récapitulons.
Dans la célèbre pièce de théâtre Le Roi se meurt, Eugène Ionesco (1909-1994) imagine un roi à l’agonie. Au moment de mourir, celui-ci continue de vouloir vivre. Il convoque ainsi le soleil et le somme de le re-vivifier :
« Ô soleil, aide-moi soleil, chasse l’ombre, empêche la nuit. Soleil, soleil éclaire toutes les tombes, entre dans tous les coins sombres et les trous et les recoins, pénètre en moi. Ah ! Mes pieds commencent à refroidir, viens me réchauffer, que tu entres dans mon corps, sous ma peau, dans mes yeux. Rallume leur lumière défaillante, que je voie, que je voie, que je voie. »
Eugène Ionesco, Le Roi se meurt, Paris, Gallimard, 1963, p. 76
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