Que signifie "noli me tangere" ? Pourquoi Jésus dit-il à Marie Madeleine "Ne me touche pas" ? Comment peut-on l'interpréter ?
Dans ce temps pascal, nous poursuivons notre étude du récit de la Résurrection !
Mais aujourd’hui, exit la pop ou le gospel… car la résurrection du Christ peut également vous faire danser autrement ! Ainsi s’ouvre ce numéro avec la musique électro du DJ français Michael Calfan et son morceau Resurrection.
À la suite de nos deux derniers numéros (à retrouver ici et là), nous nous penchons une dernière fois sur l’épisode du matin de la Résurrection dans l’évangile de Jean. Et il y a encore des merveilles à découvrir !
Le premier jour de la semaine, Marie la Magdaléenne vient au sépulcre le matin, alors qu’il y avait encore des ténèbres et elle voit la pierre enlevée du sépulcre.
Elle court donc et vient vers Simon-Pierre et vers l’autre disciple, celui que Jésus aimait et elle leur dit :
— Ils ont enlevé le Seigneur du sépulcre, et nous ne savons pas où ils l’ont mis.
Pierre sortit donc ainsi que l’autre disciple et ils venaient au sépulcre. Ils couraient tous deux ensemble mais l’autre disciple courait en avant plus vite que Pierre et arriva le premier au sépulcre.
Et s’étant penché, il voit posées les bandelettes. Pourtant, il n’entra pas. Vient donc aussi Simon-Pierre qui le suivait et il entra dans le sépulcre et il voit les bandelettes posées et le suaire qui avait été sur sa tête, non pas posé avec les bandelettes mais enroulé dans un endroit à part. Alors donc entra aussi l’autre disciple qui était arrivé le premier au sépulcre et il vit et il crut. Car ils ne savaient pas encore l’Écriture : qu’il fallait qu’il ressuscitât d’entre les morts. Les disciples s’en retournèrent donc de nouveau chez eux.
Or Marie[-Madeleine] se tenait près du sépulcre, en-dehors, pleurant. Donc comme elle pleurait, elle se pencha vers le sépulcre. Et elle voit deux anges en blanc, assis l’un à la tête et l’autre aux pieds, là où avait été mis le corps de Jésus. Ceux-ci lui disent :
— Femme, pourquoi pleures-tu ?
Elle leur dit :
— Ils ont enlevé mon Seigneur et je ne sais pas où ils l’ont mis.
Ayant dit cela, elle se retourna en arrière et elle voit Jésus se tenant debout et elle ne savait pas que c’était Jésus. Jésus lui dit :
— Femme, pourquoi pleures-tu ? Qui cherches-tu ?
Elle, pensant que c’était le jardinier, lui dit :
— Seigneur, si c’est toi qui l’as emporté, dis-moi où tu l’as mis, et moi je l’enlèverai.
Jésus lui dit :
— Marie !
S’étant retournée, elle lui dit en hébreu :
— Rabbouni ! C’est-à-dire : « maître » !
Jésus lui dit :
— Cesse de me toucher car je ne suis pas encore monté vers mon Père. Mais va vers mes frères et dis-leur : « Je monte vers mon Père et votre Père vers mon Dieu et votre Dieu. »
Vient Marie la Magdaléenne annonçant aux disciples qu’elle a vu le Seigneur.
Promis, c’est le dernier éclairage que l’on fait sur ce passage de Jn 20, 1-18 avec le récit de Marie-Madeleine au tombeau le matin de la Résurrection. Pour ceux qui sont un peu dans les choux (et y’a pas de mal), on vous met quand même les liens bien comme il faut pour aller lire nos précédentes merveilles :
Maintenant, place au menu du jour : un verset difficile à traduire et Jésus qui esquive la main de Marie-Madeleine.
Pour faire simple, l’éclairage d’aujourd’hui se concentre sur un seul petit verset : Jn 20, 17. Bon, si vous ne connaissez pas par cœur toutes les références bibliques, voici de quoi on parle :
« Jésus dit [à Marie-Madeleine] :
— Cesse de me toucher car je ne suis pas encore monté vers mon Père. Mais va vers mes frères et dis-leur : “Je monte vers mon Père et votre Père vers mon Dieu et votre Dieu.” » (Jn 20, 17)
Venant de Jésus ressuscité, l’expression ici rendue par « cesse de me toucher » est en fait assez compliquée à traduire. Or, si l’expression est difficile à traduire, elle est encore plus difficile à interpréter. Bref, il y a quelque chose à creuser !
La traduction latine, même avant la fameuse Vulgate de saint Jérôme réalisée à la fin du IVe siècle, traduit l'original grec littéralement en latin et forge l’expression : « noli me tangere ». Cela signifie simplement : « Ne me touche pas ».
Répandue entre la période médiévale et la Renaissance (car le latin devient la langue officielle de l’Église, et la version latine de la Bible devient la référence), c’est donc cette traduction « noli me tangere » qui donne son nom à de très nombreux tableaux illustrant cet épisode où Jésus apparaît sous les traits d’un jardinier qui esquive et refuse la main de Marie-Madeleine qui cherche à le toucher.
La traduction que nous proposons, issue du travail du programme de recherche La Bible en ses Traditions de l’École Biblique et Archéologique française de Jérusalem, se fonde pour sa part sur le texte grec (et non sur la Vulgate de Jérôme). Elle dit « Cesse de me toucher ».
Pourquoi traduire ainsi ce célèbre verset ? Et même, plus fondamentalement (car la traduction implique une certaine interprétation) : que signifie cette expression dans la bouche du Christ ?
D’abord, faisons un pas de côté. La variété des traductions nous indiquent surtout qu’il y a quelque chose d’important à interroger. C’est là notre point de départ. Beaucoup d’interprétations ont été données. Commençons d’emblée par rappeler qu’aucune traduction n’écrase les autres au point de « résoudre l’énigme ». De fait, cette épaisseur de difficulté doit être conservée comme telle.
Plongeons désormais dans le texte grec qui dit : Μή μου ἅπτου (mè mou haptou). De fait, le verbe grec haptesthai (toucher) ne saurait avoir le même sens que kratein (retenir). Il faut donc garder le sens de « toucher » ainsi que l'a traduit la majorité des bibles.
Dans un excellent commentaire de ce verset, le bibliste et traducteur dominicain Pierre Benoit (1906-1987) — qui fut d’ailleurs Directeur de l’EBAF entre 1964 et 1972 —, traduit « ne me touche plus » à la place du traditionnel « ne me touche pas ».
Pourquoi cette modification ? Eh bien, explique-t-il*, par un détail de grammaire :
*Pierre Benoit, « L’Ascension », Revue Biblique n°56, 1949, p. 183-184
Finalement, la difficulté de traduction doit surtout être reconnue, et non contournée. Pour supprimer ces paroles paradoxales et énigmatiques, comme le dit Pierre Benoît (encore lui !) : « On a imaginé toutes sortes d'artifices pour supprimer la difficulté. La traduction “ne me retiens pas ainsi” de l'ancienne Bible de Jérusalem, est l'un de ces artifices. Le paradoxe que l'on veut faire disparaître de cette façon correspond à un profond mystère. »
Formulons encore une hypothèse : Jésus rejette Marie-Madeleine pour lui signifier qu’il ne lui appartient pas.
En ce sens, la formule du Christ revient à dire : même si nous sommes très proches et que tu me connais personnellement, je ne suis pas à toi, tu ne me possèdes pas.
Car, pardonnez-nous l’expression, « Jésus est à tout le monde », et plus précisément, il est pour chacun et chacune, personnellement et jamais exclusivement.
L’épisode du « noli me tangere » est à mettre en regard avec un autre épisode — et pas n’importe lequel, puisqu’il s’agit très exactement de la suite de ce même chapitre 20 de l’évangile de Jean — l’épisode dit de « l’incrédulité de saint Thomas ».
Ainsi, l’épisode avec Marie-Madeleine inaugure et ouvre déjà l’enjeu de la scène qui suit directement avec Thomas, absent lors de la première apparition de Jésus ressuscité aux Apôtres.
Relevons un dernier détail du texte pour appuyer ce parallèle entre Marie-Madeleine et Thomas.
Finalement, avec Marie-Madeleine comme avec Thomas, la scène de reconnaissance se conclut par un véritable acte de foi. Et c’est là sans doute la fine pointe du texte, qui suggère ainsi que la rencontre avec Jésus ressuscité appelle précisément… une adhésion, une reconnaissance, un acte de foi.
On ne peut vraiment toucher le Christ ressuscité que par la foi. D'ailleurs, elle change tous nos relations personnelles, comme le dit Paul dans sa Deuxième Lettre au Corinthiens :
« Ainsi donc, désormais nous ne connaissons personne selon la chair, mais même si nous avons connu le Christ selon la chair, à présent cependant nous ne le connaissons plus ainsi. » (2 Co 5,16)
Pour conclure sur ce verset difficile à traduire, le bibliste Pierre Benoît retrace quelques pistes d'interprétation sur cet épisode étonnant.
« Si Jésus dit à Magdeleine : Ne me touche plus, ce n’est pas simplement parce qu’elle ne doit pas le retenir, alors qu’il doit aller au Père. C’est bien plutôt que l’état nouveau où il est entré par la Résurrection n’autorise plus les mêmes rapports familiers qui étaient permis avant sa mort.
D’autres femmes (ou la même, d’après certains) avaient pu naguère le toucher ainsi : telle la pécheresse de Lc 7,37-39 (remarquer le mot haptetai en Lc 7,39), telle encore Marie de Béthanie dont la caractéristique dans la communauté est d’avoir oint les pieds du Seigneur (Jn 11,2.12,3). Désormais, il n’est plus question de lui rendre les mêmes offices affectueux, car son corps est dans un état nouveau et qui n’a pas encore reçu sa consécration définitive par la session auprès du Père. […] Avant que Jésus fût glorifié, l’Esprit ne pouvait être donné (Jn 7,39). Cela veut dire qu’après sa glorification par la Résurrection et le Retour auprès du Père, il possédera dans son corps même la plénitude de l’Esprit, qu’il pourra dispenser par le moyen des sacrements. […] C’est sans doute à ces contacts spirituels de la dispensation sacramentelle que songe Jean quand il fait dire par Jésus à Magdeleine qu’elle ne doit plus le toucher tant qu’il n’est pas remonté vers le Père ; elle pourra de nouveau ensuite, quand il reviendra à elle, comme à tous les fidèles, sous la forme de son corps spiritualisé qui donne la vie. »
Pierre Benoit, article « L’Ascension », dans la Revue Biblique n°56, 1949, p. 183-184