Pourquoi Jésus dit-il à ses disciples qu’ils sont « le sel de la terre » ? Qu’est-ce que cela signifie ? Quel est la symbolique du sel dans l’Ancien Testament ?
Il y a quelques semaines, on a reçu un message de Thibault qui nous interrogeait sur la signification d’une courte phrase de Peter Handke, romancier honoré du Prix Nobel de littérature en 2019. Voici le passage :
« Nous les exploités, les humiliés, les offensés, nous sommes le sel de la terre. » **
On a répondu à Thibault que cette phrase était bel et bien une référence biblique. En l’occurrence, c’est une reprise des paroles du Christ lors du Sermon sur la montagne. Du coup, on en fait la newsletter d’aujourd’hui. Alors on dit merci qui ? Merci Thibault !
**Pour les insatiables, voici la références exacte de cette pièce de théâtre : Peter Handke, Par les villages, Paris, Gallimard, 1983
Le chapitre 5 de l’évangile de Matthieu est le début du « sermon sur la montagne ». Il s’agit du discours inaugural que Jésus tient au début de sa vie publique, sur une montagne près du Lac de Tibériade, au Nord de la Galilée.
Voyant les foules, Jésus gravit la montagne, et quand il fut assis, ses disciples s'approchèrent de lui. Et prenant la parole, il les enseignait en disant :
— Heureux les pauvres en esprit, car le Royaume des Cieux est à eux.
Heureux les affligés, car ils seront consolés.
Heureux les doux, car ils posséderont la terre.
Heureux les affamés et assoiffés de la justice, car ils seront rassasiés.
Heureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde.
Heureux les cœurs purs, car ils verront Dieu.
Heureux les artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu.
Heureux les persécutés pour la justice, car le Royaume des Cieux est à eux.
Heureux êtes-vous quand on vous insultera, qu'on vous persécutera, et qu'on dira faussement contre vous toute sorte d'infamie à cause de moi.
Soyez dans la joie et l'allégresse, car votre récompense sera grande dans les cieux : c'est bien ainsi qu'on a persécuté les prophètes, vos devanciers.
Vous êtes le sel de la terre. Mais si le sel vient à s'affadir, avec quoi le salera-t-on ? Il n'est plus bon à rien qu'à être jeté dehors et foulé aux pieds par les gens.
Vous êtes la lumière du monde. Une ville ne se peut cacher, qui est sise au sommet d'un mont.
Et l'on n'allume pas une lampe pour la mettre sous le boisseau, mais bien sur le lampadaire, où elle brille pour tous ceux qui sont dans la maison.
Ainsi votre lumière doit-elle briller devant les hommes afin qu'ils voient vos bonnes œuvres et glorifient votre Père qui est dans les cieux.
Le sermon sur la montagne est, dans la chronologie de l'évangile de Matthieu, le premier grand discours de Jésus au cours de sa vie publique.
Pour le dire grossièrement, il s’agit de sa première prise de parole publique. Après avoir vécu dans le silence et la discrétion de Nazareth avec ses parents Joseph et Marie pendant des années, Jésus sort annoncer au grand jour l’Évangile : il dévoile qu'il est le Fils de Dieu. Il demande notamment une chose folle : « aimer ses ennemis » !
Il y a infiniment à dire sur ce passage. On a donc choisi de se concentrer seulement sur ces trois petites phrases :
« Vous êtes le sel de la terre. Mais si le sel vient à s'affadir, avec quoi le salera-t-on ? Il n'est plus bon à rien qu'à être jeté dehors et foulé aux pieds par les gens. » (Mt 5,13)
Jésus demande expressément à ses disciples et à ceux qui l’écoutent d’être « le sel de la terre ». Mais comment comprendre cette image convoquée par Jésus ?
Tout d’abord, reconnaissons que l’expression est paradoxale. En effet, une terre saline est impropre à la culture. Selon une lecture littérale, le sel de la terre, c’est donc ce qui empêche une bonne récolte. Mais c’est ailleurs qu’il faut chercher le sens de cette image.
Voici donc quelques pistes d’interprétation :
Ces deux premières interprétations sont les plus évidentes, et celles que la tradition chrétienne a largement retenu. Mais il est également possible d’aller plus loin.
« Tout don de votre offrande sera salé de sel. Dans vos offrandes, vous n'omettrez pas le sel de l'alliance du Seigneur. En plus de chacun de vos dons vous apporterez du sel pour le Seigneur votre Dieu. » (Lv 2, 13)
Dans l’Ancien Testament, le sel est le symbole de la purification (Lv 2,13). Par extension, il signifie la valeur de la chose et intervient dans les gestes de bénédiction ou d'alliance.
Historiquement, chez les peuples nomades du Proche-Orient ancien, on utilisait le sel dans le culte mais aussi lors des repas d'amitié ou d'alliance, d'où l'expression « alliance de sel » pour exprimer la stabilité de l'alliance entre Dieu et son peuple.
On retrouve notamment cette formule dans le Livre des Nombres (Nb 18,19) ou dans le Deuxième Livre des Chroniques (2 Ch 13,5) :
« Tous les prélèvements que les Israélites font pour YHWH sur les choses saintes, je te le donne à toi, à tes fils et à tes filles avec toi, par une loi perpétuelle ; c’est une alliance de sel perpétuelle devant YHWH pour toi et pour ta postérité avec toi. » (Nb 18,19)
« N'est-ce pas à vous de savoir que YHWH, le Dieu d’Israël, a donné la royauté à David sur Israël pour toujours, à lui-même et à ses fils, en pacte de sel ? » (2 Ch 13,5)
Finalement, pas besoin d’avoir les cheveux poivre et sel pour découvrir le sens profond et savoureux de cette énigmatique parole du Christ ! Vous savez désormais :
Grand théologien du IVe siècle, Hilaire de Poitiers lit l’image du sel comme un symbole du baptême et de l’enseignement des Apôtres :
« Le sel est un élément qui contient réunis en lui de l'eau et du feu, et qui de ces deux substances fait une chose unique. Par là, produit pour ne servir qu'à l'humanité, il communique l'incorruptibilité aux corps qui en auront été saupoudrés. Il est image du baptême, mystère de l'eau et du feu qui procure la vie éternelle, mais aussi image de l'enseignement des Apôtres, gardant à la vertu de leur enseignement, les corps pour l'éternité par une sorte de salaison. »
Hilaire de Poitiers, Sur Matthieu (tome 1) 4,10. Paris, éd. du Cerf, Sources Chrétiennes 254