Pourquoi Marie-Madeleine ne reconnaît-elle pas Jésus après sa résurrection ? Est-elle la première à voir le tombeau vide ? Jésus est-il jardinier ?
L’histoire de Marie-Madeleine dans les évangiles a inspiré un curieux morceau à Joe Dassin en 1974. Un homme, épris de Marie-Madeleine, est troublé par son changement d'attitude depuis sa rencontre avec le Christ. Les paroles expriment son incompréhension face à ce nouveau comportement :
« Qu'est-ce qui t'a pris de tout laisser / De tout quitter pour un seul homme ? / Un faux prophète, un illuminé / Un soi-disant roi sans couronne / Soi-disant roi de Galilée »
Puis viennent les vers suivants, à remettre dans le contexte de la Passion. Jésus est mort.
« Tu n'as plus rien à espérer / Il a déjà un pied en terre / Oublie ce fou, il t'a trompée / Le Roi des Juifs ne peut rien faire / Le Roi des Juifs est condamné »
On aime bien l’air et la mélodie du grand Joe. En revanche, en tant que lecteurs de l'Évangile, on n’est pas d’accord avec lui. Il y a bien à espérer. Et Marie-Madeleine elle-même ne met pas longtemps à retrouver celui qui a été mis au tombeau quelques jours plus tôt. Relisons le texte biblique, direction l’évangile de Jean, chapitre 20 !
Le passage qui suit raconte le matin de la Résurrection. Marie-Madeleine rencontre d’abord une tombeau vide, puis Jésus ressuscité.
Le premier jour de la semaine, Marie la Magdaléenne vient au sépulcre le matin, alors qu’il y avait encore des ténèbres et elle voit la pierre enlevée du sépulcre.
Elle court donc et vient vers Simon-Pierre et vers l’autre disciple, celui que Jésus aimait et elle leur dit :
— Ils ont enlevé le Seigneur du sépulcre, et nous ne savons pas où ils l’ont mis.
Pierre sortit donc ainsi que l’autre disciple et ils venaient au sépulcre. Ils couraient tous deux ensemble mais l’autre disciple courait en avant plus vite que Pierre et arriva le premier au sépulcre. Et s’étant penché, il voit posées les bandelettes. Pourtant, il n’entra pas. Vient donc aussi Simon-Pierre qui le suivait et il entra dans le sépulcre et il voit les bandelettes posées et le suaire qui avait été sur sa tête, non pas posé avec les bandelettes mais enroulé dans un endroit à part. Alors donc entra aussi l’autre disciple qui était arrivé le premier au sépulcre et il vit et il crut. Car ils ne savaient pas encore l’Écriture : qu’il fallait qu’il ressuscitât d’entre les morts. Les disciples s’en retournèrent donc de nouveau chez eux.
Or, Marie[-Madeleine] se tenait près du sépulcre, en-dehors, pleurant. Donc comme elle pleurait, elle se pencha vers le sépulcre. Et elle voit deux anges en blanc, assis l’un à la tête et l’autre aux pieds, là où avait été mis le corps de Jésus. Ceux-ci lui disent :
— Femme, pourquoi pleures-tu ?
Elle leur dit :
— Ils ont enlevé mon Seigneur et je ne sais pas où ils l’ont mis.
Ayant dit cela, elle se retourna en arrière et elle voit Jésus se tenant debout et elle ne savait pas que c’était Jésus.
Jésus lui dit :
— Femme, pourquoi pleures-tu ? Qui cherches-tu ?
Elle, pensant que c’était le jardinier, lui dit :
— Seigneur, si c’est toi qui l’as emporté, dis-moi où tu l’as mis, et moi je l’enlèverai.
Jésus lui dit :
— Marie !
S’étant retournée, elle lui dit en hébreu :
— Rabbouni ! C’est-à-dire : « maître » !
Jésus lui dit :
— Cesse de me toucher car je ne suis pas encore monté vers mon Père. Mais va vers mes frères et dis-leur : « Je monte vers mon Père et votre Père vers mon Dieu et votre Dieu. »
Vient Marie la Magdaléenne, annonçant aux disciples qu’elle a vu le Seigneur.
Aujourd’hui, prolongeons notre numéro de la semaine dernière. Notre éclairage prend la forme d’une exégèse : nous suivons très rigoureusement la progression du texte, en nous penchant sur presque chaque verset. Car ce chapitre est tout simplement un régal et un chef-d'œuvre !
Comme nous l’avons souligné la semaine dernière, dans l’évangile de Jean, Marie-Madeleine est la première personne à constater que la pierre qui fermait le tombeau de Jésus est déplacée. Le récit du matin de la Résurrection n’est pas exactement le même dans les autres évangiles.
Autrement dit : le tombeau est ouvert. On peut d’ailleurs interpréter cette information comme l’indication que le mort n’y est plus.
Pourtant, le seul constat du tombeau vide ne permet pas à Marie-Madeleine de comprendre ce qui vient de se passer.
« Marie-Madeleine se tenait près du sépulcre, en-dehors, pleurant. » (Jn 20, 11)
Les pleurs de Marie-Madeleine montrent qu’elle suit la première compréhension de ce qu’elle a sous les yeux. Très proche amie de Jésus, elle pense seulement que son corps est perdu, qu’elle ne le reverra pas.
Enfin, pénétrant dans le tombeau, Marie-Madeleine ne découvre pas Jésus. À sa place, elle trouve deux anges. Ces deux anges ne sont pas seulement assis au fond du tombeau, mais positionnés de manière précise :
« Et elle voit deux anges en blanc, assis l’un à la tête et l’autre aux pieds, là où avait été mis le corps de Jésus. » (Jn 20, 12)
Tous deux se situent à l’endroit exact où se tenait le corps de Jésus crucifié :
Autrement dit : tous deux encadrent symboliquement Jésus, comme pour diriger l’attention vers le point central et vide de la pièce où reposait le corps de Jésus. À cet endroit, Marie-Madeleine ne trouve qu’une absence qui demande — de sa part et de la nôtre — une interprétation.
La mention des deux anges est hautement symbolique. En effet, les deux anges qui veillent sur le tombeau du Christ ressuscité font écho aux anges qui veillent sur le Jardin d’Eden à la fin du récit de la chute (alias l'histoire d'Adam et Ève avec l'arbre et le serpent) :
« Et [Dieu] chassa l’homme et, à l’orient du jardin d’Éden, il installa les Chérubins [anges] » (Gn 3,24)
Ainsi, à travers cette discrète référence aux anges dans un jardin, l’évangile de Jean indique que Jésus inaugure une nouvelle ère, un retour à l’Éden lavé de la faute, du péché et de la mort.
Face aux larmes de Marie-Madeleine, les deux mystérieux anges mettent les pieds dans le plat en posant directement la question-clé, qui, à première vue, peut paraître inappropriée tant la réponse semble évidente :
« Ceux-ci lui disent :
— Femme, pourquoi pleures-tu ?
Elle leur dit :
— Ils ont enlevé mon Seigneur et je ne sais pas où ils l’ont mis. » (Jn 20, 13)
La réponse de Marie-Madeleine à la question des anges est remarquable. En fait, il s’agit exactement de la même phrase qu’au début du chapitre — à une précision près :
« Ayant dit cela, elle se retourna en arrière et elle voit Jésus se tenant debout et elle ne savait pas que c’était Jésus. Jésus lui dit :
— Femme, pourquoi pleures-tu ? Qui cherches-tu ? » (Jn 20, 14-15)
Les versets suivants mettent en évidence la répétition de la question posée par les deux anges : « Femme, pourquoi pleures-tu ? » (Jn 20, 13 et Jn 20,15)…
Sauf que la répétition introduit un changement important : la question n’est plus posée par les anges, mais par un nouveau personnage. Car Jésus fait son apparition — mais Marie-Madeleine ne le reconnaît pas.
Prenons encore le temps de nous délecter du génie littéraire de l’évangile de Jean. Car ce passage est un modèle du genre pour illustrer ce qu’on appelle « l’ironie johannique », c’est-à-dire la complicité entre le narrateur et le lecteur au détriment de l’un des personnages. Ici, le lecteur est d’emblée mis dans la confidence : tandis que Marie-Madeleine pleure celui qu’elle a perdu, le personnage qui arrive soudainement est d’emblée révélé — c’est Jésus. Autrement dit :
Jésus ressuscité se présente alors à Marie qui le pense mort. Et sa première phrase est donc une question presque aberrante tellement la réponse semble évidente :
« Femme, pourquoi pleures-tu ? Qui cherches-tu ? » (Jn 20, 15)
On vient de dire que Jésus répétait la question des anges. C’est vrai, mais c’est incomplet. Car il ajoute aussi une seconde question. Ainsi, il oblige Marie à reprendre la question à nouveaux frais, prolongeant ainsi ce qu’on appelle « l’intrigue de reconnaissance » (ou anagnorisis pour le dire en grec de façon savante).
Surtout, Jésus pose une question à Marie — question dont il est lui-même la réponse ! L’ironie est donc à son paroxysme lorsque celui qui est cherché ajoute (quel culot !) :
« Qui cherches-tu ? »
L’ironie ne s’arrête pas là. Relisons !
« Elle, pensant que c’était le jardinier, lui dit :
— Seigneur, si c’est toi qui l’as emporté, dis-moi où tu l’as mis, et moi je l’enlèverai.
Jésus lui dit :
— Marie !
S’étant retournée, elle lui dit en hébreu :
— Rabbouni ! (C’est-à-dire : “maître” !) » (Jn 20, 15-16)
Alors là c’est un feu d’artifice, un festival !
Bref, c’est magistral, c’est un pur sommet d’ironie johannique, c’est un régal ! Mais l’évangéliste Jean ne se contente pas de construire un passage génial tout autour de l’intrigue de reconnaissance où la principale intéressée a littéralement la réponse à sa question sous les yeux.
Car la référence au « jardinier » est loin d'être anodine ! Au contraire, sans le savoir, Marie-Madeleine dit quelque chose de vrai et de très profond. En effet, la figure de « Jésus jardinier » au matin de la Résurrection fait écho à un autre épisode biblique fameux : le récit de création dans le Livre de la Genèse. On s'explique :
Ce parallèle, travaillé à dessein par l’évangéliste qui charge son récit d’une dimension symbolique, évoque ainsi une vérité théologique fondamentale pour les croyants :
Dernière remarque et non des moindres : la reconnaissance n’a pas eu lieu au moyen de la vue. En effet :
Et comment cette reconnaissance survient-elle ? Au seul son de la voix de Jésus, et plus précisément — au son de la voix de Jésus qui s’adresse personnellement à Marie en l’appelant par son nom.
« Jésus lui dit :
— Marie !
S’étant retournée, elle lui dit en hébreu :
— Rabbouni ! C’est-à-dire : “maître” ! » (Jn 20, 15-16)
Ce mode opératoire laisse deviner la force de la parole de Jésus.
Mais ce n’est pas tout ! Car cette parole énonce un nom, elle s’adresse à une personne. En ce sens, ce court verset fait écho à une autre phrase également prononcée par Jésus, et rapportée quelques chapitres auparavant dans l’évangile de Jean — lorsqu’il évoque la figure du bon berger :
« Les brebis entendent sa voix : ses brebis à lui, il [les] appelle par leur nom et les mène dehors. » (Jn 10,3)
Enfin, la « performativité » de la parole du Christ, c’est-à-dire le fait que sa seule voix opère et fasse acte, rappelle également l’épisode du réveil de Lazare, au chapitre 11 de ce même évangile de Jean. Tandis que Lazare, mort, est déjà au tombeau, Jésus s’adresse à lui et l’appelle par son nom... et celui-ci se relève, vivant.
Vous le sentez, ce passage de l’évangile de Jean est génialement inspiré, et on n’a pas fini de se pencher dessus ! Ça tombe bien, on a encore un dernier numéro pour vous faire goûter la merveille de ce court passage ! On reviendra en détail l'expression qui donne son nom à presque tous les tableaux représentant cet épisode : « Noli me tangere »... À la semaine prochaine !
Pour conclure, savourons la prose d'Hermann Hesse (1877-1962), Prix Nobel de littérature en 1946. Il évoque la joie de la période de Pâques à travers le printemps qui fleurit sous ses yeux et dans ses souvenirs :
« De nouveau, des petites larmes transparentes se forment sur les bourgeons à l’aspect résineux et les premiers paons-de-jour déploient puis replient leur noble parure veloutée dans la lumière du soleil ; les enfants jouent avec des toupies et des billes. C’est la semaine sainte, emplie du son des cloches et chargée de souvenirs ; souvenirs des œufs de Pâques aux couleurs criardes, souvenir de Jésus dans le jardin de Gethsémani, de Jésus sur le Golgotha, de la Passion de saint Matthieu, d’exaltations précoces, des premières amours, des premières mélancolies de la jeunesse. Les anémones inclinent leur corolle vers la mousse, le jaune doré des boutons-d’or resplendit au bord des ruisseaux qui traversent les prairies. »
Hermann Hesse, Éloge de la vieillesse, Paris, Calmann-Lévy, 2000