Pourquoi Judas est-il l’archétype du traître ? Quelle est la différence entre Juda, Jude et Judas dans la Bible ? D’où vient l’expression « œil de Judas » ?
Dans son album Paris canaille de 1953, Léo Ferré chante en mémoire de Judas, en se mettant à la place de Jésus trahi et vendu. Voici les paroles pleines d’ironie :
Je t'en veux pas mon vieil Iscariote / Tu m'as donné pour quelques ronds /
Tes embrassades et caetera / [...] Mais une autre fois vas-y franco /
C'est pas que je râle, pour ce que je t'en dis / T'as pas pensé à mon standing /
Tu t'es gouré, et c'est tant pis / La prochaine fois ne l'oublie pas /
Mon vieux copain, mon vieux Judas / J'valais beaucoup plus cher que ça.
De même, en 1970, c’est Serge Reggiani qui entonne une reprise de Maxime le Forestier dans la « Ballade pour un traître » en référence à l’histoire de Judas :
Tu es allé surprendre / Au Mont des Oliviers /
Le seul bien d’amitié / Qu'il te restait à vendre.
Et pour écouter la version originale de Maxime Le Forestier en live à L’Olympia en 1973, cliquez sur la tête du chanteur barbu.
Aujourd’hui, re-penchons-nous spécifiquement sur le personnage de Judas dans l’évangile de Matthieu. Voici le récit de sa trahison envers Jésus :
Alors l’un des Douze, appelé Judas Iscariote, alla trouver les grands prêtres, et dit :
— Que voulez-vous me donner, et je vous le livrerai ?
Et ils lui fixèrent trente pièces d’argent. Depuis ce moment, il cherchait une occasion favorable pour livrer Jésus. [...]
Comme il parlait encore, voici que Judas, l’un des douze, arriva et avec lui une foule nombreuse avec des glaives et des bâtons de la part des grands prêtres et des anciens du peuple. Celui qui le livrait leur avait donné un signe, disant :
— Celui à qui je donnerai un baiser, c’est lui, saisissez-le.
Et s’approchant aussitôt de Jésus, il dit :
— Salut, rabbi ; et il lui donna un baiser.
Jésus lui dit :
— Ami, c'est pour cela que tu es là.
Alors ils s’approchèrent, mirent la main sur Jésus et le saisirent. Et voici qu’un de ceux qui étaient avec Jésus étendant la main tira son glaive et frappant l'esclave du grand prêtre emporta son oreille. Alors Jésus lui dit :
— Remets ton glaive à sa place car tous ceux qui prennent le glaive périront par le glaive. Penses-tu que je ne puisse pas supplier mon Père et il me fournira sur-le-champ plus de douze légions d’anges ? Comment donc s’accompliraient les Écritures d’après lesquelles il doit en être ainsi ?
À cette heure-là Jésus dit aux foules :
— Comme contre un brigand, vous êtes sortis avec des glaives et des bâtons pour me prendre ! Chaque jour dans le temple j’étais assis enseignant et vous ne m’avez pas saisi. Mais tout cela est arrivé afin que fussent accomplies les Écritures des prophètes.
Alors tous les disciples le laissant, s'enfuirent.
Le matin venu, tous les grands prêtres et les anciens du peuple tinrent conseil contre Jésus pour le faire mourir. Et, l'ayant entravé, ils l'emmenèrent et le livrèrent à Ponce Pilate, le gouverneur.
Alors Judas, qui le livrait, voyant qu’il avait été condamné, se repentant, retourna les trente pièces d’argent aux grands prêtres et aux anciens en disant :
— J’ai péché en livrant un sang innocent.
Mais eux lui dirent :
— Que nous importe ? À toi de voir.
Ayant jeté les pièces d’argent dans le Sanctuaire, et s’étant retiré, il se pendit.
La semaine dernière, on a réalisé un premier épisode sur Judas en s'attachant à mettre en lumière un parallèle avec saint Pierre. Vous pouvez le relire ici !
Aujourd’hui, on se penche plus généralement sur la réception de l’histoire de Judas dans la culture.
Les traditions transmises depuis les Apôtres présentent unanimement Judas comme celui qui trahit. Dès les évangiles, la mémoire qui s'est constituée autour de lui est très négative.
Les évangélistes Marc, Matthieu, Luc et Jean composent une figure de Judas très sombre, qui s’harmonise mal avec le fait qu’il a été choisi par Jésus et a participé à son ministère public. Judas est :
Dans la littérature, Judas est souvent identifié à Satan, sur fond de clichés antijuifs. Au fil de la tradition, surtout dans les genres plus populaires, Judas en est venu à cristalliser tous les maux, en devenant l’archétype du Juif déicide (*pour comprendre cette expression et répondre à cette accusation, relisez notre article ici).
C’est ce que regrette l’écrivain israélien Amos Oz dans une interview à L’Humanité évoquant son roman intitulé Judas, paru en 2014 :
« [L’histoire de Judas] est l’une des histoires les plus terribles de l’humanité. Durant deux mille ans, elle a causé la mort d’une multitude de Juifs. Pogroms, persécutions en tout genre, l’Inquisition, la Shoah. Judas, en hébreu, c’est le nom d’un des patriarches des douze tribus d’Israël. Judas, c’est aussi la Judée. Par glissement, ce prénom donnera le mot juif. Il semble que nous, Juifs, soyons tous des traîtres et que nous ayons tous vendu Dieu.»
La figure de Judas comme traître s’est déclinée jusque dans les champs les plus improbables de la vie quotidienne, avec notamment le « Judas de porte », ou « œil de Judas », sorte de dispositif optique installé sur les portes d’entrée, permettant de voir au-dehors sans être vu, « trahissant » ainsi la relation visuelle classique où chacun peut voir l’autre.
La semaine dernière, on a pensé à notre pote Jude, qui reçoit toujours plein de questions sur son prénom : « Tu t’appelles Jude comme le Judas qui trahit Jésus ? » Réponse : non, pas du tout !
De fait, il y a souvent glissement et assimilation entre 3 personnages bibliques qui ne sont pourtant pas du tout les mêmes. Pour le bien de tous et pour notre pote Jude, voici une petite clarification pour ne plus jamais confondre Juda, Jude et Judas : il s'agit de trois traductions françaises du même prénom juif Yehuda.
Alors Judas, qui le livrait, voyant que Jésus avait été condamné, se repentant, retourna les trente pièces d’argent aux grands prêtres et aux anciens en disant :
— J’ai péché en livrant un sang innocent.
Mais eux lui dirent :
— Que nous importe ? À toi de voir.
Ayant jeté les pièces d’argent dans le Sanctuaire, et s’étant retiré, il se pendit. (Mt 27, 3-5)
Repenti, Judas avait tout ce qu’il fallait pour revenir à la suite de Jésus, comme Pierre. Mais, pris de remords, il réalise qu'il a livré à la mort Jésus dont il proclame l'innocence.
La croyance populaire en la damnation de Judas lit son suicide comme un total acte de désespoir : Judas croit que sa trahison n'est pas pardonnable et se donne la mort. En fait, le suicide de Judas marque une limite de ce qui, dans l’Évangile, est révélé de la miséricorde divine – limite qu'aucun raisonnement ne peut franchir. Car on ne sait pas ce qu'il advient de Judas. Mystère.
Ce silence et cette inconnue suscitent une réelle crainte dans le cœur du lecteur ou de l’auditeur croyant : en interdisant de penser que tout le monde est sauvé quoi qu'il advienne, l'histoire de Judas oblige à prendre l’amour de Dieu au sérieux, à espérer en sa puissance et en son désir de faire grâce à tous.
Au seuil de la mort, les derniers mots du petit curé de campagne font écho à la situation de Judas. Tout l’enjeu est de ne tomber ni dans la haine de soi ni dans le désespoir :
« L’espèce de méfiance que j’avais de moi, de ma personne, vient de se dissiper, je crois, pour toujours. Cette lutte a pris fin. Je ne la comprends plus. Je suis réconcilié avec moi-même, avec cette pauvre dépouille. Il est plus facile que l’on croit de se haïr. La grâce est de s’oublier. Mais si tout orgueil est mort en nous, la grâce des grâces serait de s’aimer humblement soi-même, comme n’importe lequel des membres souffrants de Jésus-Christ. »
Georges Bernanos, Journal d’un curé de campagne, Paris, Pocket, p. 345
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