Qu’est-ce que « les sept œuvres de miséricorde » ? Comment le tableau du Caravage représente-t-il cette parabole racontée par Jésus ?
Dans le film To the Wonder (de son titre québécois À la merveille) réalisé par Terrence Malick, l'acteur Javier Bardem (le méchant dans Skyfall !) joue un prêtre. Il rend visite à une femme malade, à des enfants ou encore à des personnes âgées.
Par des paroles incroyables prononcées en voix off, par la musique lente et grave qui rythme tout ce passage, par plusieurs plans de paysages exceptionnels de beauté, par la lenteur de la scène et par son réalisme, le réalisateur rend poétiques le simple service et l'humble soin auprès d'autrui. On est saisi par une émotion qui monte crescendo jusqu’à filer la chair de poule. Or, cette séquence s’inspire d’un passage de l’évangile de saint Matthieu. Terrence Malick tourne autour de la phrase-clé prononcée par Jésus dans une parabole :
« Dans la mesure où vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. » (Mt 25,40)
Retournons justement au texte biblique à l'origine de cette parole du Christ !
Jésus instruit ici ses disciples à l’aide de récits imagés aussi appelés paraboles. Dans ce passage, il parle indirectement de lui à travers le personnage du roi.
Quand viendra le Fils de l’homme dans sa gloire et tous les saints anges avec lui alors il siègera sur son trône de gloire. Toutes les nations seront rassemblées devant lui, il les séparera les uns des autres comme le berger sépare les brebis des boucs et il placera les brebis à sa droite et les boucs à sa gauche. Alors le roi dira à ceux de sa droite :
— Venez, les bénis de mon père, héritez du royaume préparé pour vous depuis la fondation du monde. En effet, j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger, j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire, j’étais étranger et vous m’avez accueilli, nu et vous m’avez vêtu, j’ai été malade et vous m’avez visité, j’étais en prison et vous êtes venus à moi.
Alors les justes lui répondront en disant :
— Seigneur, quand t’avons-nous vu avoir faim et nous t’avons nourri ? Ou avoir soif et nous t’avons donné à boire ? Quand t’avons-nous vu étranger et nous t’avons accueilli ? Ou nu et nous t’avons vêtu ? Quand t’avons-nous vu malade ou en prison et nous sommes venus à toi ?
Répondant, le roi leur dira :
— Amen je vous dis : dans la mesure où vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait.
Aujourd’hui, pour illustrer ce passage biblique, découvrons comment les quelques versets de ce texte ont conduit au célèbre tableau du Caravage daté de 1607 : Les Sept Œuvres de miséricorde.
Le titre du tableau reprend en effet l'appellation donnée par la tradition chrétienne à ce texte de l'évangile de Matthieu. Il évoque « les œuvres de miséricorde » qui sont au nombre de sept. Aider son prochain en lui donnant de quoi manger, de quoi boire, de quoi se vêtir, en lui rendant visite quand il est malade ou en prison et l'accueillir quand il est étranger, c’est faire œuvre de miséricorde pour lui.
Le Caravage, peintre de génie et maître italien du clair-obscur, a pourtant mené une vie de bandit ! En effet, il réalise cette œuvre une fois arrivé à Naples en 1607, alors qu’il fuit Rome depuis plusieurs mois. Il est pourchassé par les autorités romaines, et pour cause ! Il a un meurtre sur la conscience… Peut-être retrouverons-nous d'ailleurs cette situation dans le tableau.
Allez, on vous propose un petit parcours pictural avant d'entrer dans le dur de l'analyse.
Observons tout d'abord chacun des personnages dépeints dans ce tableau.
1) À l'arrière-plan, deux hommes portent un mort dont on ne voit que les pieds, ils vont probablement l’enterrer. Pour l'anecdote, l'action d'ensevelir les morts n'apparaît pas dans l'évangile de saint Matthieu. Elle fut ajoutée à la liste des œuvres de miséricorde au XIIe siècle par Saint Raymond de Peñafort, Maître général de l'Ordre dominicain.
2) et 3) Sur la droite, une femme se distingue au premier plan : elle donne le sein à un vieillard en prison (référence à la Charité Romaine, figure légendaire : la fille d’un prisonnier vient nourrir son père au sein, en secret). Ici, d'une pierre deux coups : visiter les prisonniers et nourrir les affamés.
4) En suivant la ligne de force et l’appel des couleurs, les yeux tombent sur le dos d’un homme dénudé, qu’un noble va recouvrir de son manteau. Il s'agit ici de vêtir ceux qui sont nus.
5) Juste à côté d'eux, tout à gauche (à peine visible sur la photo du tableau juste au-dessus), un mendiant paralysé assis sur le sol sombre a les mains jointes en signe de supplication. Des notables sont autour de lui à l'image de ceux qui viennent visiter les malades.
6) À gauche toujours, en remontant, si l'on regarde au second plan, un homme boit de l'eau à la corne. On peut imaginer qu'elle lui fut remise illustrant l'action de donner à boire à ceux qui ont soif.
7) Enfin, à droite de cet homme, un pèlerin de Saint-Jacques-de-Compostelle, reconnaissable à la coquille sur son chapeau, est invité par l’homme en face de lui. De son doigt tendu, il lui indique sa maison pour passer la nuit, ce qui illustre le fait d'accueillir les étrangers.
Ainsi retrouve-t-on bien toutes les œuvres évoquées dans le texte évangélique. Le Caravage est carrément bon élève sur ce coup-là ! Mais son tableau va plus loin.
Analysons maintenant la composition générale du tableau.
Immédiatement, on est frappé par la concentration de tant de personnages, dans un espace aussi étroit qu’une ruelle ! On a une petite impression des couloirs du métro aux heures de pointe... En effet, le peintre choisit un cadrage vertical, plutôt qu’horizontal, sans doute pour suggérer que les œuvres de miséricorde réalisées ici-bas sont des moyens de s’élever vers Dieu.
La lumière très vive et si propre au Caravage semble arrêter les mouvements des personnages tenus en arrêt, comme si on venait de les photographier. En effet, les deux sources de lumière de la peinture, celle de l'homme au flambeau, et celle blanche qui vient d'au-dessus des anges, permettent de créer des contrastes. Ils provoquent ici une atmosphère inquiétante de rue malfamée.
On dirait que les œuvres de miséricorde sont faites dans le secret. La femme qui visite un prisonnier et qui en même temps le nourrit, a le regard ouvert vers la gauche, comme si la police allait débarquer à tout moment. Rappelons qu’au moment où Le Caravage peint ce tableau, il fuit lui-même la police romaine en partant pour Naples.
Le tableau propose une théâtralisation très forte de la scène. Le baroque est bien là avec une surcharge d’éléments visuels et une omniprésence du mouvement. Pourtant, cette peinture exprime quelque chose du quotidien. Pour les spectateurs de l’époque, l’identification à la scène est très nette. Pourquoi ?
Le tableau exprime ici une vérité théologique très profonde : le texte biblique a une actualité. Ce que vient suggérer Le Caravage est donc immense : la scène que décrit Jésus n’est pas réduite à un cadre historique situé. Elle est d’actualité pour chaque époque.
Dès lors, le tableau devient une invitation non pas à contempler les œuvres de miséricorde, mais à les vivre hic et nunc.
Enfin, on comprend mieux la seconde figure féminine dans l'œuvre. Vous pensiez qu’on l’avait oubliée – ou peut-être ne l’aviez-vous pas remarquée ?
Derrière les anges, on aperçoit Marie, tenant l'enfant Jésus dans les bras. Cela fait tout droit référence à cette phrase du texte :
« Dans la mesure où vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. » (Mt 25,40)
Jésus est aussi ce « petit » enfant, qui désigne « le plus petit des frères ». Autrement dit : lui qui était de condition divine, il se fit homme, embrassant toute la condition humaine. Aider tout homme revient à aider le Christ.
Jésus semble ici indiquer quelque chose de révolutionnaire : on peut voir Dieu de manière très concrète. Comment ? En agissant au service d’autrui.
Dans ce passage de Terre des hommes, Saint-Exupéry raconte l’épreuve d’un aviateur perdu dans le désert. Il vient faire écho aux paroles du Christ : « J’ai eu soif et vous m’avez donné à boire », en se plaçant dans la situation de celui qui a besoin de l’autre :
« Quant à toi qui nous sauves, Bédouin de Libye, tu t’effaceras cependant à jamais de ma mémoire. Je ne me souviendrai jamais de ton visage. Tu es l’Homme et tu m’apparais avec le visage de tous les hommes à la fois. Tu ne nous as jamais dévisagés et déjà tu nous as reconnus. Tu es le frère bien-aimé. Et, à mon tour, je te reconnaîtrai dans tous les hommes.
Tu m’apparais baigné de noblesse et de bienveillance, grand seigneur qui as le pouvoir de donner à boire. Tous mes amis, tous mes ennemis en toi marchent vers moi, et je n’ai plus un seul ennemi au monde. »
Antoine de Saint-Exupéry, Terre des hommes, Paris, éd. Gallimard 1939, Folio, p. 157
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