Que signifie « porter sa croix » ? Pourquoi la crucifixion a-t-elle lieu hors de la ville ? Qui est Simon de Cyrène ? Que symbolise la croix du Christ lors de sa mort ?
Le thème de la souffrance et de l’épreuve a inspiré bien des musiques, du jazz afro-américain à l’électro du DJ suédois Avicii.
Dans le titre Without You, on entend le chanteur fredonner : « I’ve to carry my cross without you ». Traduction : « je dois porter ma croix sans toi ».
En fait, l’expression « porter sa croix », issue de l’histoire de la Passion du Christ portant lui-même la croix sur laquelle il sera crucifié, est rentrée dans le vocabulaire commun, pour venir jusqu’en Suède inspirer Avicii…
Mais au contraire du titre d’Avicii, le Christ peut trouver des alliés en chemin pour l’aider à porter ce fardeau, comme l’a fait Simon de Cyrène dans le texte biblique que nous allons analyser aujourd'hui.
Ce passage de l’Évangile selon saint Matthieu raconte la Passion du Christ et son chemin de croix. Après avoir été condamné à mort par Ponce Pilate, Jésus est emmené pour la crucifixion par les soldats romains, puis porte lui-même la croix sur laquelle il sera mis à mort.
Alors [Pilate] leur libéra Barabbas. Quant à Jésus, une fois flagellé, il le livra pour qu’il fût crucifié. Alors les soldats du gouverneur prirent Jésus au prétoire et rassemblèrent contre lui la cohorte entière et le déshabillèrent et l’enveloppèrent d’une chlamyde écarlate.
Et ils tressèrent une couronne d'épines, la mirent sur sa tête et un roseau dans sa [main] droite et ils firent des génuflexions devant lui et se moquaient de lui disant :
— Salut, roi des Juifs !
Et ils lui crachèrent au visage et prirent le roseau et le frappaient sur la tête et lorsqu’ils se furent moqués de lui, ils le déshabillèrent de la chlamyde et l’habillèrent de ses vêtements et ils l’emmenèrent pour être crucifié.
Et en sortant, ils trouvèrent un homme, un Cyrénéen du nom de Simon. C’est lui qu’ils requirent pour qu’il portât sa croix. Et ils arrivèrent à un lieu dit « Golgotha » (qui s'interprète « le crâne »).
À la lecture de ce passage, deux questions nous sont venues à l'esprit :
Dans le milieu de vie de l’époque, en principe, le condamné porte lui-même son patibulum vers le lieu d’exécution. Le patibulum correspond à la poutre transversale de la croix destinée au supplice du crucifiement.
Autrement dit, lors des exécutions sous l’Empire romain, le condamné porte le haut de sa croix, le pieux vertical étant, lui, déjà planté sur place.
Mais alors, si le condamné doit porter lui-même sa croix, pourquoi Simon arrive-t-il en chemin ?
L’agonie sur une croix pouvait durer plusieurs jours. Or, dans l'Évangile de Marc, Pilate est étonné que Jésus soit déjà mort quelques heures seulement après la crucifixion.
« Pilate s’étonna qu’il soit déjà mort ; il fit appeler le centurion, et l’interrogea pour savoir si Jésus était mort depuis longtemps. » (Mc 15,44)
Le fait que Jésus meure si vite prouve qu'il était déjà très affaibli. C’est pourquoi les soldats obligent Simon à porter la croix : les Romains ont dû craindre que Jésus ne meure avant d’atteindre le lieu de la crucifixion.
La raison pour laquelle Jésus est déjà mourant au moment de porter sa croix n’est pas à chercher bien loin : les coups de fouet, la couronne d’épines et les autres éléments de son supplice l’ont déjà touché et atteint profondément dans sa chair. C’est d’ailleurs cette violence qui transparaît particulièrement dans le tableau de Bouguereau ci-dessous.
« Ils l’emmenèrent pour être crucifié. Et en sortant, ils trouvèrent un homme, un Cyrénéen du nom de Simon. C’est lui qu’ils requirent pour qu’il portât sa croix. Et ils arrivèrent à un lieu dit "Golgotha" » (Mt 27, 32-33)
La crucifixion a lieu hors de Jérusalem, un peu plus loin, en périphérie, sur le lieu-dit Golgotha. Pourquoi hors de la ville ? Pour théâtraliser la sentence portée par les Romains. En effet, les condamnés seront crucifiés, et donc exposés aux yeux de tous par volonté dissuasive.
Les Juifs, selon la loi biblique, exécutaient eux aussi les condamnés hors de la ville ou du campement (Lv 24,14 ; Nb 15,35-36 ; Dt 17,5), soucieux de ne pas mêler le pur de la vie avec l’impur de la mort. Pensons par exemple au martyre de saint Étienne (Ac 7, 58).
Mais cette indication topographique porte également un sens symbolique plus visible et profond :
« Et en sortant, ils trouvèrent un homme, un Cyrénéen du nom de Simon. C’est lui qu’ils requirent pour qu’il portât sa croix. » (Mt 27,32)
Qui est cet homme requis par les soldats romains et contraint à prendre part au chemin de croix du Christ ?
L’homme est dit Cyrénéen. Or, Cyrène est une ville en Libye. Jadis colonie grecque, elle abrite une importante diaspora juive. Autrement dit : Simon est un étranger saisi au passage lors du parcours de Jésus le menant au Golgotha.
Simon de Cyrène est un homme, parmi la foule, peut-être plus costaud que la moyenne, assez fort pour aider Jésus à porter sa lourde croix. En effet, d’après les recherches contemporaines, un patibulum pèse entre 50 et 80 kg.
Symboliquement, les Pères de l’Église lisent cette indication sur la nationalité de Simon comme une manière d’annoncer que le salut apporté par le Christ n’est pas réservé à un peuple, mais au contraire qu’il s’adresse à tous.
La rencontre de Simon de Cyrène avec Jésus intervient au cœur du chemin de croix. Le poète français Jean-Pierre Lemaire déploie la beauté et la puissance de ce face-à-face, rapide et décisif. Il adopte le point de vue de Simon de Cyrène dans ce poème absolument magnifique :
Le poids de la vie,
je n’en avais pas grande idée avant
qu’on me réquisitionne. Au retour des champs,
quand on m’a collé la croix sur le dos,
j’en ai senti la griffe énorme, inévitable :
le ciel a basculé avec les maisons
du faubourg, le mont chauve, la haie des visages
fripés par la haine ou la compassion.
Il a fallu marcher. Lui devant, moi derrière,
nous formions ensemble un étrange attelage
et la croix traçait par terre un sillon
aussitôt piétiné. Je soulevais un tiers
ou un quart de la charge ; il portait le reste
- un regard de sa mère m’a récompensé.
Arrivé en haut, j’ai pu repartir.
On lui réservait la dernière étape
à faire immobile, cloué sur le bois.
Je me suis redressé pour le voir en face,
lui confier le fardeau dont j’étais soulagé.
Il l’a reçu, tenu à bout de bras
Jusqu’au dernier soupir. Le chemin m’a roulé
en bas de la colline, muet, attendant
la réponse d’en haut. Du poids que j’ai connu
et qui ralentit mon pas aujourd'hui,
la part que je garde est humaine, légère.
Je marche à présent le dos droit, les yeux libres,
cherchant son visage entre ciel et terre.
Je le suis toujours.
Jean-Pierre Lemaire, « Simon de Cyrène », Le pays derrière les larmes, Paris : Gallimard, NRF, 2016, p. 351