Quelle est la signification de « Saraï » en hébreu ? Pourquoi la femme d’Abraham change-t-elle de nom pour devenir « Sarah » ?
Cette semaine on commence en musique avec Fleetwood Mac, mythique groupe de pop-rock britannique originaire de Londres et formé dans les années 1970. Écrite en 1979, l’une de leurs chanson est une ode à une femme appelée Sarah.
Nous, ça nous a fait penser à la Bible. Pourquoi ? Par déformation professionnelle sans doute, mais aussi parce que l’attribution du prénom Sarah est déjà toute une histoire, et qu’il s’agit également d’une histoire d’amour — entre Sarah et son mari, Abraham.
Cet épisode fait suite à la naissance d’Ismaël, le fils enfanté par Hagar. Abram et Saraï reçoivent la visite de Dieu… et un nouveau nom. Ils seront désormais appelés respectivement « Abraham » et « Sarah ».
Lorsqu’Abram fut arrivé à l’âge de quatre-vingt-dix-neuf ans, YHWH lui apparut et lui dit :
— Je suis le Dieu tout-puissant : marche devant ma face et sois irréprochable. J’établirai mon alliance entre moi et toi et je te multiplierai à l’infini.
Abram tomba la face contre terre. Et Dieu lui parla ainsi :
— Moi, mon alliance est avec toi : tu deviendras père de nombre de nations. On ne t’appellera plus « Abram » mais ton nom sera « Abraham », car je te fais père de nombre de nations. [...]
Dieu dit à Abraham :
— Tu ne donneras plus à Saraï ta femme le nom de Saraï, car son nom est Sarah. Et je la bénirai aussi et je te donnerai d’elle un fils. Je la bénirai et des nations et des rois de peuples sortiront d’elle.
Et Abraham tomba sur sa face et il rit et il dit dans son cœur :
— Naîtrait-il à un centenaire ? Et Sarah une femme de quatre-vingt-dix ans enfanterait ?
Et Abraham dit à Dieu :
— Oh ! qu’Ismaël vive devant votre face !
Et Dieu dit :
— Certainement, Sarah ta femme t’enfantera un fils et tu l’appelleras du nom d’Isaac et j’établirai mon alliance avec lui en une alliance sempiternelle avec sa semence après lui. Quant à Ismaël, je t’ai entendu. Voici, je l’ai béni, je le rendrai fécond et je le multiplierai fortement : il engendrera douze princes et je ferai de lui une grande nation. Mais mon alliance, je l’établirai avec Isaac que t’enfantera Sarah l’année prochaine à même époque.
L’an dernier, nous avions travaillé ce passage pour nous arrêter plus généralement sur la signification d’un changement de nom dans la Bible : l’ajout d’une syllabe et le passage de « Abram » à « Abraham » qui change tout :
« Moi, mon alliance est avec toi : tu deviendras père de nombre de nations. On ne t’appellera plus “Abram” mais ton nom sera “Abraham”, car je te fais père de nombre de nations. » (Gn 17, 4-5)
Mais pourquoi Dieu donne-t-il à Abraham un nouveau nom ? Ce changement marque en fait un changement de destinée. En hébreu, le terme « Abraham » est est un jeu de mots qui signifie « père de multitude ». Autrement dit, Dieu donne un nouveau nom à Abraham pour mieux révéler la bénédiction et la nouvelle mission qui lui incombe. De plus, le H est une lettre divine présente dans le nom de Dieu YHWH et donc Dieu met son nom dans celui d’Abraham comme signe de l’alliance qu'il conclut avec lui.
Mais on a beaucoup aimé une autre interprétation. Certains rabbins avancent avec humour que ce rallongement du nom d’Abram est en fait l’accomplissement de la promesse que Dieu lui a adressée quelque temps auparavant. En effet, Dieu avait promis de « rendre grand » le nom d’Abram :
« Je ferai de toi une grande nation et je te bénirai et je rendrai grand ton nom, et sois une bénédiction ! » (Gn 12,2)
Techniquement parlant, c’est imparable. Et c’est génial. En glissant un H au milieu du nom d’Abram, Dieu allonge son nom. CQFD.
Abraham prend souvent la lumière. Pourtant, dans ce chapitre, ce n’est pas lui seul qui reçoit un nouveau nom, mais aussi sa femme Saraï :
« Dieu dit à Abraham :
— Tu ne donneras plus à Saraï ta femme le nom de Saraï, car son nom est Sarah. Et je la bénirai aussi et je te donnerai d’elle un fils. Je la bénirai et des nations et des rois de peuples sortiront d’elle. » (Gn 17, 15-16)
Sarah comme Abraham reçoivent un nouveau nom, car Dieu veut les associer tous les deux à la mission à laquelle ils sont appelés. Ne pas séparer les changements de nom d’Abram-Abraham et Saraï-Sarah, c’est donc :
Pour savourer pleinement ce passage du Livre de la Genèse, il faut se plonger rapidement dans l'hébreu. On s’explique :
Au passage, Dieu vient également glisser un H dans le nom de SaraH, tout comme il l’a fait avec AbraHam. Cet ajout a été interprété par les rabbins comme le symbole de Dieu qui vient prendre place au milieu de ce couple.
En hébreu, le nom de Dieu dans la Bible apparaît sous les lettres YHWH – avec 2 fois la lettre H. Ainsi, selon cette délicieuse interprétation, Dieu donne un H à Abraham et un H à Sarah : les époux ont chacun un H de Dieu ajouté dans leur nom.
Sarah ne reçoit pas seulement un nouveau nom. Dieu lui indique également que d’elle naîtra le fils de la promesse. En songeant à ce qui précède, le lecteur a de quoi s’émerveiller de tout le chemin parcouru ! En retraçant les chapitres précédents, on comprend que :
Finalement, l’enseignement que délivre habilement ce récit de la vie d’Abraham et Sarah est certainement le suivant : quelle que longue soit la route, quelle qu’imprévue soit l’histoire et quelles que soient les péripéties en chemin, Dieu ne laisse jamais tomber et reste fidèle à sa promesse.
Pour finir en beauté sur l’histoire du fils promis à Abraham et Sarah, voici les versets du dénouement, racontant la naissance d’Isaac (au chapitre 21 de la Genèse) :
« YHWH visita Sarah comme il avait dit. Sarah conçut et enfanta à Abraham un fils dans sa vieillesse, au temps fixé que Dieu lui avait marqué. Abraham donna son nom au fils qui lui était né, que Sarah lui avait enfanté : Isaac. » (Gn 21, 1-3)
Pour finir en feu d’artifice, on laisse la parole au philosophe et talmudiste Emmanuel Levinas. Dans ce court passage, il analyse l’importance de ce changement de nom que connaît Sarah, en s’appuyant sur le passage étymologique de Saraï (ma princesse) à Sarah (princesse). C’est un peu technique, mais c’est absolument magistral :
« Nouvel interdit ? Problème latéral ? Ou, au contraire, un problème essentiel ? La condition de la femme restera-t-elle à jamais inséparable du possessif qui contient — ou du possessif qui déforme — la deuxième syllabe d'un nom qui signifie, chez l'épouse d'Abraham, souveraineté de princesse ? Souveraineté de princesse ou souveraineté de personne humaine ! Mais souveraineté de la femme qui, dans un monde masculin, court toujours le danger de passer pour une chose qu'on possède. Dramatique ambiguïté du féminin qui ne lui vaut qu'une suprématie folklorique d'une femme chantée, mais déjà possédée, chantée mais jouet, incapable de valoir comme humanité s'élevant au-dessus des paysages locaux, princesse pour l'humanité entière. Dramatique ambiguïté du féminin qui s'efface dans le monde d'Abraham excédant le passé. Désormais dignité de personne qui retrouve sa plénitude et accède aux plus hautes vocations de l'humain. Correction ontologique notifiée par Dieu précisément à l'époux. Abraham ne va-t-il pas entendre bientôt : "écoute tout ce que Sarah te dira, car c’est par Isaac qu’une descendance portera ton nom” (Gn 21,12) ? »
Emmanuel Levinas (1905-1995), À l’heure des nations, Paris : Minuit, 1988, p. 99