Qui sera l’héritier d’Abraham ? Ismaël, fils d’Hagar, est-il le fils tant attendu ? Que signifie le nom « Ismaël » ? Qui est Ismaël dans le Coran ?
Issue du roman de Margaret Atwood paru en 1985, la série américaine The Handmaid's Tale (de son titre français La Servante écarlate) raconte l’histoire dystopique d’une société dans laquelle les servantes sont assignées à la tâche de procréer en lieu et place des épouses stériles.
Cette façon de « déléguer la gestion de la descendance à une servante » reprend en fait une coutume ancienne qu’évoque la Bible avec l’épisode de la naissance d’Ismaël. Pour mieux comprendre la ref, lisez le texte biblique qui suit. On se charge ensuite de l'éclairage !
Ce passage raconte la naissance d’Ismaël, fils d’Abram et d’Hagar.
Saraï, femme d’Abram, ne lui avait pas donné d’enfants et elle avait une servante égyptienne nommée Hagar. Saraï dit à Abram :
— Voici, YHWH m’a rendue stérile. Entre près de ma servante : peut-être aurai-je d’elle des fils.
Abram écouta la voix de Saraï. Saraï, femme d’Abram, prit donc Hagar l’Égyptienne, sa servante après qu’Abram eut habité dix années dans le pays de Canaan et la donna à Abram, son mari, pour être sa femme. Il alla vers Hagar et elle conçut. Et quand Hagar vit qu’elle avait conçu, elle méprisa sa maîtresse du regard.
Saraï dit à Abram :
— L’outrage qui m’est fait tombe sur toi. J’ai mis ma servante dans ton sein et voyant qu’elle avait conçu, elle m’a regardée avec mépris. Que YHWH juge entre moi et toi !
Abram répondit à Saraï :
— Voici, ta servante est entre tes mains, agis à son égard comme il sera bon à tes yeux.
Alors, Saraï la maltraita et Hagar s’enfuit de devant elle. L’ange de YHWH la trouva près d’une source d’eau dans le désert, près de la source qui est sur le chemin de Shûr. Il dit :
— Hagar, servante de Saraï, d’où viens-tu et où vas-tu ?
Elle répondit :
— Je fuis loin de Saraï, ma maîtresse.
L’ange de YHWH lui dit :
— Retourne vers ta maîtresse et humilie-toi sous sa main.
L’ange de YHWH ajouta :
— Je multiplierai ta postérité, on ne pourra la compter tant elle sera nombreuse.
L’ange de YHWH lui dit encore :
— Voici, tu es enceinte et tu enfanteras un fils et tu lui donneras le nom de Ismaël, parce que YHWH a entendu ton accablement. [...]
Hagar enfanta un fils à Abram, et Abram donna au fils qu’Hagar avait mis au monde le nom d’Ismaël. Abram était âgé de quatre-vingt-six ans quand Hagar enfanta Ismaël à Abram.
La trame de fond de l’histoire d’Abram-Abraham est une histoire de promesse. Nous l’avons vu la semaine dernière, Abram reçoit de Dieu la promesse d’une descendance, alors qu’il est déjà très âgé. On avait également souligné l'obéissance d'Abram. Mais l'obéissance n'exclut pas le doute.
En effet, comment Dieu va-t-il honorer sa promesse ? Cette question, Abram la pose directement à Dieu au chapitre précédent la naissance d'Ismaël, en rappelant que la promesse qui lui a été faite n’a pas été honorée (du reste, pas encore) :
« Seigneur YHWH, que me donneras-tu ? Je m’en vais sans enfants et l’héritier de ma maison c’est Élièzer de Damas. [...] Voici, tu ne m’as pas donné de postérité et un homme attaché à ma maison est mon héritier. » (Gn 15, 2-3)
Abraham met sa confiance dans la promesse de Dieu. Mais il peine à concevoir comment elle pourra se réaliser. Lui et sa femme Saraï vieillissent et ils n’ont toujours pas d’enfant. Qui sera donc le fils héritier promis par Dieu ?
Tout d’abord, Abram a cru qu’il s’agissait de Lot, son neveu devenu comme son fils adoptif après la mort de son père Harane. Mais Lot s’en est allé et a quitté Abram pour aller s’installer dans la région de Sodome et Gomorrhe (Gn 13, 1-15).
Empli de tristesse, Abram en vient à penser que son successeur ne peut être qu’Élièzer, son serviteur.
Sur ce point, la découverte archéologique des tablettes d'argile à Nuzi (menée entre 1925 et 1932 dans l’actuelle ville de Kirkouk en Irak) permet d'authentifier certaines coutumes, et ainsi de mieux comprendre le raisonnement d’Abram.
En effet, d’après les tablettes de Nuzi, il existait effectivement, en Haute-Mésopotamie à l’époque supposée d’Abraham (soit aux alentours de 1900 avant Jésus-Christ), une coutume selon laquelle un esclave pouvait devenir l'héritier de ses maîtres lorsque ceux-ci n'avaient pas d'enfant. En ce sens, on comprend la réflexion d’Abram, qui pense donc que son serviteur Eliézer sera son seul héritier.
Mais Dieu confirme et précise sa promesse : il ne s'agit pas d'Éliézer. Abram aura bien un fils issu de sa chair.
« Ce n’est pas lui qui sera ton héritier ; mais celui qui sortira de tes entrailles, c’est lui qui sera ton héritier. » (Gn 15,4)
Depuis la dernière promesse que Dieu a adressée à Abram et Saraï, il s’est passé 10 ans. Et toujours pas d’enfant. À l’âge d’Abram et Saraï (près de 85 ans), ça fait long…
Constatant sa stérilité, Saraï conduit sa servante Hagar vers Abram, pour que celle-ci devienne mère et donne une descendance à Abram.
« Saraï, femme d’Abram, ne lui avait pas donné d’enfants et elle avait une servante égyptienne nommée Hagar. Saraï dit à Abram :
— Voici, YHWH m’a rendue stérile. Entre près de ma servante : peut-être aurai-je d’elle des fils. » (Gn 16, 1-2)
Aussi choquant que cela puisse paraître pour nous aujourd’hui, cette coutume était très commune et répandue à l’époque. Le but du mariage était la procréation et donc la naissance d’enfants. En ce sens, la réaction de Saraï doit être lue à la lumière de cette préoccupation. Au passage, c’est sur cette coutume que se fonde toute l’histoire du livre et de la série The Handmaid's Tale, alias La Servante écarlate en français.
Mais très rapidement explosent une querelle et un conflit nés de la jalousie entre Saraï et Hagar.
Fuyant sa maîtresse, Hagar s’en va loin de Saraï et d’Abram. Elle se retrouve seule, abandonnée. Pourtant, elle trouve le soutien d’un ange qui vient la réconforter. Mieux, Hagar reçoit la même promesse que celle faite à Abram : avoir une descendance nombreuse.
« L’ange de YHWH ajouta :
— Je multiplierai ta postérité, on ne pourra la compter tant elle sera nombreuse. » (Gn 16, 10)
Hagar devient donc mère du fils d’Abram. Et à ce moment de l’histoire, Abram pense véritablement que l’enfant d’Hagar est l’enfant promis par Dieu.
Spoil : il faudra attendre les deux chapitres suivants pour que Saraï et Abram comprennent que la promesse de Dieu se réalisera effectivement. Ce sera la naissance d’Isaac – on en reparlera dans un prochain numéro.
Voici comment est racontée la naissance d'Ismaël :
« L’ange de YHWH dit encore [à Hagar] :
— Voici, tu es enceinte et tu enfanteras un fils et tu lui donneras le nom de Ismaël, parce que YHWH a entendu ton accablement. [...]
Hagar enfanta un fils à Abram, et Abram donna au fils qu’Hagar avait mis au monde le nom d’Ismaël. » (Gn 16, 11.15)
Comme souvent, les noms des personnages bibliques ont une signification étymologique précise. Ici, le lecteur averti s’amuse d’un délicieux jeu de mot : en hébreu, le nom « Ismaël » signifie « Dieu-entend ». Or le verset suivant explique justement que le fils d’Abram s’appelle ainsi puisque « YHWH a entendu [Hagar] ».
L’épisode de la naissance d’Ismaël est également raconté dans le Coran – à ceci près que la perspective narrative n’est pas la même que dans le Livre de la Genèse, puisque les Musulmans se réclament justement descendants d’Ismaël et non pas d’Isaac comme les Juifs et les Chrétiens.
Étonnement, la figure d'Ismaël est paradoxalement peu importante dans le texte même du Coran. Il est toujours mentionné à côté d'Abraham :
L’épisode d’aujourd’hui nous apprend plein de trucs. Petit récapitulatif pour les flemmards :
L’histoire biblique d’Abraham est une longue aventure faite de promesse et d’obéissance, mais aussi de doute et de mystère. À ce titre, laissons le mot de la fin au pétillant philosophe Gabriel Marcel. Il exprime avec génie la signification de la confiance véritable, prenant la forme d’une fidélité dynamique :
« Le fait de conserver purement et simplement ne comporte pas de justification spirituelle ; la fidélité ne représente une valeur que dans la mesure où elle assure la permanence d’une âme ou d’un amour.
Mais âme et amour sont chose vivante et dont la vie est en perpétuel renouvellement. Ceci revient à dire qu’on méconnaît entièrement le sens et la valeur de la fidélité si l’on y voit une forme d’inertie ; elle est et doit rester une flamme.
Mais cette flamme ne saurait brûler à vide, elle est appelée à prendre corps dans des actes et dans des œuvres qui sont des témoignages.
La fidélité est liée à une ignorance fondamentale de l’avenir. J’ignore, en jurant fidélité à un être, quel avenir nous attend, et même en un sens quel être il sera demain ; et c’est cette ignorance même qui confère à mon serment sa valeur et son poids.
La seule victoire sur le temps participe de la fidélité. (Mot de Nietzsche si profond : "L’homme est le seul être qui fasse des promesses"). »
Gabriel Marcel, Tu ne mourras pas, Paris, Arfuyen, 2005, p. 55