Pourquoi gâcher du parfum précieux pour Jésus ? Que se passe-t-il avant et après l’onction à Béthanie ? En quoi est-ce un geste d’amour dans un contexte de mort ?
En 1985, la chanteuse franco-allemande Sandra sort un morceau devenu culte : Maria Magdalena. Dans le refrain, la pop-star entonne les paroles suivantes :
« I'll never be Maria Magdalena / You're a creature of the night
Maria Magdalena / You're a victim of the fight »
Que signifie au juste la mention de « Marie-Madeleine » que Sandra rejette en bloc et à laquelle elle refuse d’être assimilée ?
En fait, la chanteuse fait référence à la figure de Marie-Madeleine dans la tradition chrétienne. À partir de plusieurs épisodes des évangiles évoquant une certaine Marie, ou Madeleine, la tradition chrétienne a fait de Marie-Madeleine la figure emblématique de la prostituée repentie. Elle est devenue une icône extrêmement représentée dans l’histoire de la peinture.
Aujourd’hui, penchons-nous justement sur un épisode où la tradition chrétienne reconnaît (*dans la figure d’une femme dont on ne donne pas le nom) le personnage de Marie-Madeleine.
Ce passage de l’évangile de Matthieu fait suite à la parabole de Jésus présentant les « œuvres de miséricorde ». La scène se passe à Béthanie, à quelques kilomètres de Jérusalem, juste avant la dernière semaine de Jésus conduisant à sa mort sur la croix. L’épisode raconté ici est couramment appelé « le repas chez Simon le pharisien ».
Et il advint, lorsque Jésus eut achevé toutes ces paroles, qu’il dit à ses disciples :
— Vous savez que dans deux jours la Pâque arrive, et le fils de l’homme est livré pour être crucifié.
Alors s’assemblèrent les grands prêtres et les scribes et les anciens du peuple dans la cour du grand prêtre nommé Caïphe et ils tinrent conseil en vue de s’emparer de Jésus par ruse et de le tuer.
Mais ils disaient :
— Pas pendant la fête ; que nul tumulte n’advienne dans le peuple !
Or Jésus se trouvait à Béthanie dans la maison de Simon le lépreux. Une femme l’approcha, ayant un flacon d’albâtre d’une huile de parfum de grand prix, et la lui versa sur la tête, alors qu’il était allongé.
Voyant cela, ses disciples s’emportèrent disant :
— Pourquoi cette perte ? Car cette huile de parfum pouvait se vendre très cher et être donnée à des pauvres !
S’en étant aperçu, Jésus leur dit :
— Pourquoi faites-vous de la peine à la femme ? Car c’est une belle œuvre qu’elle a accomplie envers moi. Car toujours vous avez les pauvres avec vous ; mais moi, vous ne m’avez pas toujours. Car elle, quand elle a répandu cette huile de parfum sur mon corps, c’est pour me mettre au tombeau qu’elle l’a fait. Amen je vous dis : Partout où sera proclamé cet évangile, dans le monde entier, sera raconté aussi ce qu’elle a fait, en mémoire d’elle.
Alors, s’étant rendu chez les grands prêtres, l’un des douze, appelé Judas Iscariote, dit :
— Que voulez-vous me donner, que moi je vous le livre ?
Eux lui pesèrent trente pièces d’argent. À partir de ce moment, il était en quête d’une opportunité pour le livrer.
Commençons par une simple remise en situation. En fait, ce passage raconte successivement plusieurs scènes qui surviennent juste avant la semaine de la Passion du Christ (c’est-à-dire la dernière semaine de Jésus avant sa mort, à Jérusalem) :
Par ces indications, les exégètes ont vu dans ce passage une sorte de « prologue » au grand récit de la Passion.
Et voilà qu’au milieu de trois informations déjà annonciatrices de la future mort de Jésus, saint Matthieu prend le temps de rapporter l’histoire d’une femme qui verse tout un flacon de parfum de luxe sur la tête de Jésus (Mt 26, 6-13). Mais qu’est-ce que c’est que cette affaire ? Et que fait-elle là, à ce moment du récit ? Excellentes questions.
Dans la tradition chrétienne, ce passage est le plus souvent appelé « l’onction à Béthanie » (en référence à un passage similaire de l’évangile de Jean – passage qui toutefois n’est pas le même puisque Matthieu parle d’un repas chez Simon, tandis que Jean parle d’un repas chez Lazare). Et pourquoi cette expression « onction à Béthanie » ? Très simple :
Pourquoi donc Matthieu prend-il soin de raconter cette scène choquante pour les disciples ? En fait, les détails évoquant le contexte et la mort imminente de Jésus sont autant d’indices pour mieux aborder la scène de l’onction. On s’explique.
Tandis que les grands prêtres, les scribes et même Judas commencent à comploter contre Jésus en vue de le faire mourir, une femme se distingue par son geste fou : gaspiller son parfum précieux en le versant sur le corps de Jésus. À bien lire le passage avec ce qui précède et ce qui suit, on remarque donc que ce signe d’amour est encadré par deux signes de mort :
Jetons d’emblée le pavé dans la mare et relisons le verset qui décrit la réaction des disciples face à ce que fait cette femme :
« Voyant cela, ses disciples s’emportèrent disant :
— Pourquoi cette perte ? Car cette huile de parfum pouvait se vendre très cher et être donnée à des pauvres ! » (Mt 26, 8)
Quand bien même cette femme serait richissime, à quoi bon gaspiller tant de parfum ? Ne vaut-il pas mieux utiliser le prix de ce parfum pour quelques œuvres de charité à destination des pauvres ?
Face à l’emportement et l’incompréhension de ses disciples, l'attitude de Jésus est d’abord désarmante – voire choquante.
« Pourquoi faites-vous de la peine à la femme ? Car c’est une bonne œuvre qu’elle a accomplie envers moi. Car toujours vous avez les pauvres avec vous ; mais moi, vous ne m’avez pas toujours. Car elle, quand elle a répandu cette huile de parfum sur mon corps, c’est pour me mettre au tombeau qu’elle l’a fait. » (Mt 26, 10-12)
En fait, pour bien saisir la portée de cette parole de Jésus, il faut revenir un peu en arrière, et se replacer dans la mentalité juive de l’époque. En effet, pour ses disciples comme pour un lecteur du premier siècle, la mention de « l’huile » convoque tout un référentiel hautement symbolique. Ainsi par exemple, le roi David a été choisi par le prophète Samuel au moyen d’une onction d’huile. Autrement dit, c’est un signe messianique extrêmement fort.
Pourtant, ce n’est pas en ce sens que Jésus semble entendre le geste que vient de poser cette femme. En songeant à la suite du récit, c’est-à-dire à la mort de Jésus quelques jours plus tard, on comprend mieux la portée de cette onction : le parfum est une huile précieuse que les femmes répandent sur le corps de Jésus au moment de sa mise au tombeau.
Ainsi, l’onction à Béthanie préfigure la mort de Jésus, et le geste de cette femme envers le corps de Jésus préfigure l’honneur accordé au cadavre de Jésus lorsqu’il sera mis au tombeau quelques jours plus tard. Mais tout cela, seul Jésus le sait, et ni les disciples choqués ni la femme dépassée par son propre geste prophétique n’ont accès à ce niveau de lecture de l’événement qui vient d’avoir lieu.
« Myrophore » est un mot stylé pour dire « qui porte la myrrhe ». Par extension, l’expression de « femme myrophore » renvoie aussi bien :
Et cette ambigüité est en fait pleine de sens, puisque l’un et l’autre épisode se font écho !
On aime à le rappeler et tout notre éclairage le souligne, mais redisons-le explicitement : les évangiles sont aussi des chefs-d'œuvre littéraires. Ici, le lecteur averti goûte au génie du texte. En effet, un jeu d’opposition structure toute cette scène et s’articule non seulement sur les personnages, mais aussi sur les valeurs financières :
C’est cette opposition qui nous fait mieux comprendre le sens profond du texte, et surmonter l’étonnement ou l’incompréhension initiale. Et c’est absolument génial. Car on touche ainsi du doigt la fine pointe de ce passage : la préfiguration de la mise au tombeau du Christ.
L’épisode de l’onction à Béthanie a profondément interpellé et marqué l’intelligence de l’immense philosophe danois Søren Kierkegaard. Et son analyse, attentive à la lettre du texte de l’évangile, est une pure merveille :
« Oui, à l’exception des apôtres, il n’y eut que cette femme, seule parmi tous, qui le comprit, bien qu’elle ne l’ait pas pourtant compris car elle n’a pas compris qu’elle faisait cela, qu’elle l’oignait, dans la perspective de sa mort.
Ô, effroyable frisson qu’il y a dans une telle interprétation mystérieuse de ce qui paraissait être exactement le contraire : que cet instant du banquet, où il fut oint d’un onguent magnifique, signifiait sa sépulture ! »
Søren Kierkegaard (1813-1855), Exercice en christianisme (1850), Traduction Paul-Henri Tisseau et Else-Marie Jacquet-Tisseau, Œuvres complètes de Søren Kierkegaard, vol. 17, Paris : Orante, 1982, p. 197
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