Comment la beauté du corps humain est-elle sublimée dans le Cantique des Cantiques ? Ce poème donne-t-il à voir la puissance de l'amour ?
Le Cantique des cantiques est un bijou. Ce poème sensuel fait entendre un dialogue entre deux amoureux. Leurs voix alternent et se répondent : celle de la bien-aimée et celle du bien-aimé.
Et ce poème a très largement inspiré les artistes depuis des siècles, jusqu'à nos jours. Ainsi, en 2001, à l'occasion de leur mariage, Alain Bashung et Chloé Mons ont entrepris ce projet incroyable : mettre en musique l'intégralité de ce fameux poème biblique. (*Le passage exact intervient à partir de 14'24").
Ce titre, sorti en 2002, est accompagné par une musique de Rodolphe Burger et s'appuie sur une traduction du Cantique des cantiques menée par l'écrivain Olivier Cadiot et l'exégète Michel Berder.
Pour les plus modernes qui préfèrent la pop-folk du groupe Feu! Chatterton, eux aussi se sont largement inspirés des paroles du Cantique des Cantiques pour écrire une chanson d'amour intitulée... Cantique.
Le Cantique des Cantiques est un poème en forme de dialogue entre deux amants. Ici, l'amante décrit le corps de son bien-aimé.
— Qu’a donc ton bien-aimé de plus qu’un autre bien-aimé, ô la plus belle des femmes ? Qu’a donc ton bien-aimé de plus qu’un autre bien-aimé, pour que tu nous conjures de la sorte ?
— Mon bien-aimé est éclatant de blancheur et de vermeille, il se distingue entre dix mille.
Sa tête est de l’or pur, ses boucles de cheveux flexibles comme des palmes sont noires comme le corbeau.
Ses yeux sont comme des colombes au bord des ruisseaux, se baignant dans le lait, posées sur les rives.
Ses joues sont comme des parterres de baumiers, des carrés de plantes odorantes.
Ses lèvres sont des lis, d’où découle la myrrhe la plus pure.
Ses mains sont des cylindres, émaillés de pierres de Tharsis.
Son ventre est un chef-d’œuvre d’ivoire, réhaussé de saphirs.
Ses jambes sont des colonnes d’albâtre, posées sur des bases d’or.
Son aspect est celui du Liban, élégant comme le cèdre.
Son palais n’est que douceur, et toute sa personne n’est que charme.
Tel est mon bien-aimé, tel est mon ami, filles de Jérusalem.
La semaine dernière, on parlait déjà du Cantique des cantiques. Aujourd'hui, on aborde encore ce poème avec une nouvelle approche, plus littéraire cette fois.
Car, en effet, ce passage biblique ressemble à un genre littéraire bien particulier, connu dans la littérature arabe.
Il s'agit d'un waṣf (en arabe وصف ; ce qui signifie littéralement « attribut » ou « description »).
Car, comme vous l'avez remarqué à la lecture de ce poème biblique, il s'agit d'une peinture minutieuse décrivant le corps de l'être aimé. On l'a déjà dit, mais on le répète : le poème du Cantique des Cantiques exalte la beauté du corps humain.
C'est exceptionnel car la Bible ne décrit presque jamais le physique de ses principaux personnages. On ne sait rien de l'apparence physique d'Abraham ou de Moïse. Pareil, on ne sait rien de l'apparence de Jésus !
En fait, la bien-aimée décrit le corps de l'amant de la tête aux pieds, s'arrêtant sur chaque partie pour en louer la beauté au moyen de métaphores :
Le portrait en blason, consiste à décrire chacune des parties du corps de l'être aimé, en général à l'aide d'images.
On parle souvent des enjeux de traductions des Écritures, du génie de certaines formules, de l'étymologie de certains mots en grec ou en hébreu. Et voici encore une occasion de s'y pencher un peu !
« Ses mains sont des cylindres, émaillés de pierres de Tharsis »
« Ses bras sont des torsades, émaillées de pierres de Tharsis »
Ces deux phrases sont chacune une proposition de traduction pour le même verset (Ct 5,14). En effet, il est difficile à traduire, car une bonne traduction implique de bien saisir l'image convoquée... et l'image est pas franchement évidente !
Ici, le contexte invite à choisir « poignets » ou « bras » plutôt que « main », qui est le sens habituel du terme employée en hébreu, car cette traduction permet de mettre en lumière une singulière interprétation de cette métaphore :
En effet, l'image de bras comme des torsades suggère la fonction des bras... qui est d’enserrer la bien-aimée, dans une étreinte amoureuse passionnée. Car c'est bien là l'étymologie originelle du terme « embrasser » : prendre dans ses bras.
Finalement, la Bible nous apprend à changer notre façon de regarder en voyant le bien-aimé à travers le regard aimant de la bien-aimée.
On dit souvent que l'amour rend aveugle mais, en fait, le Cantique des cantiques dit le contraire : l'amour permet de voir le monde différemment, sans doute comme Dieu lui-même le voit.
Et ne zappez pas le mot de la fin de Yourcenar, il est magnifique...
Donnant la parole à l’empereur Hadrien, narrateur de son roman, Marguerite Yourcenar exprime la beauté de l’amour et l’étonnement à voir surgir un tel soin pour le corps, le sien comme celui de l’être aimé, sous l’impulsion de l’amour :
« Et j’avoue que la raison reste confondue en présence même du prodige qu’est l’amour, de l’étrange obsession qui fait que cette même chair dont nous nous soucions si peu quand elle compose notre propre corps, nous inquiétant seulement de la laver, de la nourrir, et, s’il se peut, de l’empêcher de souffrir, puisse nous inspirer une telle passion de caresses simplement parce qu’elle est animée par une individualité différente de la nôtre, et parce qu’elle présente certains linéaments de beauté, sur lesquels, d’ailleurs, les juges ne s’accordent pas. Ici, la logique humaine reste en-deçà, comme les révélations des Mystères. La tradition populaire ne s’y est pas trompée, qui a toujours vu dans l’amour une forme d’initiation, l’un des point de rencontre du secret et du sacré. »
Marguerite Yourcenar (1903-1987), Mémoires d’Hadrien, Paris, Gallimard, 1974