Pourquoi les Apôtres sont-ils « pleins de vin doux » lors de la Pentecôte ? D'où vient l'ivresse des apôtres ? Est-ce seulement une affaire de vin ?
Le groupe de reggae britannique UB40 chante les effets du vin et de l’ivresse qui en découle dans leur titre Red Red Wine, s’exclamant notamment en ouverture du morceau : « Red, red wine goes to my head » (« le vin rouge rouge me monte à la tête » en VF pour les non-anglophones).
Et c’est exactement de ça dont on parle aujourd'hui, texte biblique à l'appui avec le récit de la Pentecôte : de vin et d’ivresse !
Ce texte des Actes des Apôtres raconte la Pentecôte et les tout débuts de l'Eglise après l'Ascension de Jésus.
Le jour de la Pentecôte étant arrivé, ils se trouvaient tous ensemble dans un même lieu, quand, tout à coup, vint du ciel un bruit tel que celui d’un violent coup de vent, qui remplit toute la maison où ils se tenaient. Ils virent apparaître des langues qu’on eût dites de feu ; elles se partageaient, et il s’en posa une sur chacun d’un. Tous furent alors remplis de l’Esprit Saint et commencèrent à parler en d’autres langues, selon que l’Esprit leur donnait de s’exprimer.
Or il y avait, demeurant à Jérusalem, des hommes dévots de toutes les nations qui sont sous le ciel. Au bruit qui se produisit, la multitude se rassembla et fut confondue : chacun les entendait parler en son propre idiome. Ils étaient stupéfaits, et, tout étonnés, ils disaient :
— Ces hommes qui parlent, ne sont-ils pas tous Galiléens ? Comment se fait-il alors que chacun de nous les entende dans son propre idiome maternel ? Parthes, Mèdes et Elamites habitants de Mésopotamie, de Judée et de Cappadoce, du Pont et d’Asie, de Phrygie et de Pamphylie, d’Egypte et de cette partie de la Libye qui est proche de Cyrène, Romains en résidence, tant Juifs que prosélytes, Crétois et Arabes, nous les entendons publier dans notre langue les merveilles de Dieu !
Tous étaient stupéfaits et se disaient, perplexes, l’un à l’autre :
— Que peut bien être cela ?
D’autres encore disaient en se moquant :
— Ils sont pleins de vin doux !
Ce jour-là, les Juifs célèbrent Shavouot, la fête juive issue d’une fête agricole, comme en en parlait dans cet article.
Mais l’année de la Résurrection, cette fête juive est transfigurée par le don de l’Esprit.
La glossolalie, (ou xénolalie pour les méga puristes), c’est le don des langues tel qu’il est raconté par Luc dans ce passage des Actes des Apôtres.
Et, d’après la remarque des passants moqueurs qui assistent stupéfaits à l’irruption imprévue de l’Esprit Saint ce jour-là à Jérusalem, ce dont ils sont témoins est absolument inouï !
Au jour de la Pentecôte, tous [les apôtres] furent alors remplis de l’Esprit Saint et commencèrent à parler en d’autres langues, selon que l’Esprit leur donnait de s’exprimer. Or il y avait, demeurant à Jérusalem, des hommes dévots de toutes les nations qui sont sous le ciel. Au bruit qui se produisit, la multitude se rassembla et fut confondue : chacun les entendait parler en son propre idiome. Ils étaient stupéfaits. (Ac 2, 1-6)
Pendant 50 jours (d'où le terme Pentecôte dérivé du terme grec πεντηκοστή qui signifie cinquante), les disciples se tiennent cachés pour éviter toute rencontre avec le peuple de Jérusalem ayant mis à mort Jésus. Et là, c’est le déclic !
Les disciples sortent du Cénacle remplis de l'Esprit et chacun des étrangers présents dans la ville entend l’Évangile dans sa langue natale, toutes les oreilles entendent ce message. L’image a de quoi surprendre : voici un groupe inconnu et charismatique qui proclame les merveilles de Dieu et parle subitement toutes les langues !
Certains témoins de la scène cherchent vite à rationaliser l’irrationnel avec un syllogisme tout simple :
Saint Luc rapporte ainsi cet étonnement (Ac 2, 13) :
Tous étaient stupéfaits et se disaient, perplexes, l’un à l’autre :
— Que peut bien être cela ?
D’autres encore disaient en se moquant :
— Ils sont pleins de vin doux !
Prenant volontairement au pied de la lettre cette exclamation, on s’est dit que ça méritait de faire un tour dans tout le corpus biblique pour voir comment le vin y est décrit, mais aussi et surtout pour comprendre de quel type de vin il s'agit ici.
En fait, dans le texte hébreu de la Bible, il y a deux mots bien différents pour désigner le vin. Et chacun a une histoire et un usage bien précis ancré dans l’Ancien Testament.
Dans l’Ancien Testament, le terme le plus courant pour désigner le vin est le terme hébreu « yayin », présent plus de 140 fois.
Il désigne le vin de l’ivresse humaine, une ivresse due à l’alcool présent dans ce vin fermenté. Dès le Livre de la Genèse, le yayin est le responsable de la gueule de bois de Noé (Gn 9, 20-21) :
« Noé, homme de la terre, fut le premier à planter la vigne. Il en but le vin [yayin], s’enivra et se retrouva nu au milieu de sa tente. »
Au vu de ses effets plus qu’inconvenants, il est aisé de comprendre pourquoi le livre du Lévitique en interdit l’usage aux prêtres en service (Lv 10, 9)...
Le chapitre 27 du livre de la Genèse, en utilisant cette fois le terme yayin, l’oriente de manière nouvelle. L’épisode rapporte la bénédiction de Jacob par son père Isaac.
Et Isaac boit justement du vin au cours de son repas (Gn 27, 25) :
« Jacob le servit, et il mangea. Jacob lui présenta du vin [yayin], et il but. »
On retrouve ici l’usage « courant » du vin comme accompagnement des plats, comme une denrée alimentaire habituelle. Cependant, trois versets plus tard (Gn 27, 28), le terme de vin change et nous fait accéder à une nouvelle conception.
Dans ce passage du repas de Jacob, son père Isaac appelle la bénédiction de Dieu sur son fils (en Gn 27, 28) :
« Que Dieu te donne la rosée du ciel et une terre fertile, froment et vin nouveau [tiroch] en abondance ! »
Mais, lors de la bénédiction à proprement parler, le texte ne parle plus de yayin mais utilise un autre mot : « tiroch », traduit par « vin nouveau ».
L’acte de bénédiction signifie qu’Isaac bénit son fils et demande à Dieu de lui accorder une faveur : du vin nouveau en récompense, ainsi que du froment (deux éléments agricoles symbolisant l’éclat et la richesse). C’est donc de la sorte que le terme de vin devient tiroch et signale une faveur divine particulière.
L’usage du terme tiroch se retrouve 38 fois dans les écrits hébraïques, et la plupart de ces usages correspond à une bénédiction provenant de Dieu.
Et dans le récit de la Pentecôte, ce « vin doux », c'est bien le tiroch. Dès lors, on s'est posé trois questions :
On se risque donc à cette hypothèse : le texte de la Pentecôte (Ac 2, 1-13) joue certainement sur cette ironie de l'ivresse sans alcool et nous invite à creuser un peu le sens de cette ivresse.
« Ils sont pleins de vin doux ! » : loin de lire cette remarque comme une moquerie, ne peut-on pas interpréter comme suit : et si la parole des passants était en réalité un signe de la faveur divine ?
Les Apôtres ne sont pas ivres du vin de l’homme, celui qui trouble et déconstruit, mais ils sont ivres de l’Esprit Saint, comme le rapporte Pierre dans son discours à la foule (Ac 2, 17) en reprenant une prophétie de l'Ancien Testament (Joël 3, 1) :
« Il se fera dans les derniers jours, dit Dieu, que je répandrai de mon Esprit sur toute chair »
On glisse ici, en fin d'éclairage, un gros big up et de vifs remerciements pour notre ami Clément, qui a très librement inspiré ce travail !
Fort de ce parcours redéfinissant le vin et glorifiant sa signification, il ne reste qu’à suivre étrangement l’injonction de Baudelaire rejoignant la phrase du prophète Isaïe en Is 29, 9 : « Soyez ivres, mais non de vin, titubants, mais non de boisson » :
« Il faut être toujours ivre, tout est là ; c'est l'unique question. Pour ne pas sentir l'horrible fardeau du temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve. Mais de quoi ? De vin, de poésie, ou de vertu à votre guise, mais enivrez-vous ! »
Charles Baudelaire, « Enivrez-vous » (extrait), Les petits poèmes en prose. Publication posthume, 1869.
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